Charlot Jacquelin Junior écrit à son père, mort il y a 34 ans !

Le temps passe vite. Aujourd’hui, 19 septembre 2020, cela fait exactement 34 ans, depuis que tu as été lâchement enlevé, exécuté, alors qu’il me restait un mois avant de faire mon apparition ici-bas. Je suis venu un soir d’octobre, pour prendre une place, pour prendre ma place, simplement pour être là, pauvre enfant posthume, fils de martyr, convier à participer au grand festin de la vie.
Sans toi pour me protéger, j’ai passé toute mon enfance dans la turbulence. Une turbulence à double niveau. La première, interne, à cause de ton absence, ne m’a pas permis de grandir dans une famille comme tous les autres enfants, avec père et mère pour m’orienter, de plus mon plus jeune âge, sur le chemin de la vie. J’ai du, me battre, presque seul, bien sûr avec l’aide et le support de quelques rares membres de la famille et d‘autres compatriotes Comme – Je me permets de citer quelques-uns, Jean Claude Bajeux, Gérard Jean Juste et Gabriel Bien-aimé… Tous défunts aujourd’hui, ils ont joué un rôle de pères spirituels pour moi, dans mon évolution, dans ma quête d’identité ; leurs soutiens et leurs aides m’ont été précieux, quand par moment, cherchant à définir ma voie, dans cette société d’exclusion, j’arrive à être troublé par les coups durs du destin.
La deuxième, et non la moindre, est celle qui se passe depuis. La turbulence collective. Plus les années passent, plus nous ne faisons que nous enliser dans des conflits fratricides, des stupidités, des imbécilités. Nous nous entre-déchirons les uns des autres ; nous nous accusons les uns contre les autres. La haine l’a emporté sur l’amour. L’intolérance a gagné sur tout les fronts, nous sommes devenus, j’ose le dire, un groupe de paria, habitant un territoire, mais n’ayant aucun projet commun, aucune vision commune, aucune volonté de vivre ensemble.
​Papa,
Si je t’écris en ce moment, ce n’est ni par amertume, ni pour te détourner de ton voyage, ni pour me plaindre sur ton épaule- bien que j’aurais aimé, comme tous les enfants, avoir ce grand privilège-. Je t’écris, parce que, comme dit le vieux adage : « si tu ne sais pas où tu vas, alors retourne d’où tu viens ». Et, puisque, je viens de toi, de tes reins ; étant le fruit de tes entrailles, je me retourne vers toi, pour que, dans cette grande crise d’orientation qui caractérise notre peuple depuis des lustres, que tu puisses, même a travers un songe, me dire en toute sincérité : de quoi demain sera fait. Il est grand temps pour ce pays, de retourner vers les traditions, vers les sages, vers les guides éternels qui nous ont toujours aidés à traverser les impasses de nos errance collectives, de nos égarements pitoyables, en nous prodiguant les meilleurs conseils.
Franchement, ici, les jours sont de plus en plus sombres. Parfois, il m’arrive, rentrant chez moi le soir, de me poser la question, et si j’aurais vécu sans avoir accompli la noble mission de contribuer au changement de ce pays, et, quand cet auto questionnement m’assaille, je me sens affliger, puis, mon seul recours est de te poser la question: si tu avais été là, qu’aurais-tu fait en ce moment ? Quel serait le sens de ton combat ? Apres 34 ans, aurais-tu la même force, la même conviction, la même volonté et le même courage d’avancer comme autrefois ?
​Papa,
Ironie du sort, tu ne saurais imaginer de ton vivant, un tel drame. Le président Duvalier fut revenu et avant de mourir, un matin de sa belle mort, il eut à dire devant un tribunal en s’adressant au juge : « A mon retour (en janvier 2011), j’ai trouvé un pays effondre, rongé par la corruption. C’est à mon tour de demander : qu’avez-vous fait de mon pays ? ». Comme dans une vente aux enchères, qui dit mieux ? Sincèrement, il n’a pas eu tort de lever la voix si fort. Lui, qui a été combattu pour n’avoir pas su mener à bien la barque nationale. Il n’a pas eu tort, quand, au cours de ses années d’exil, Jean Bertrand Aristide, le jeune curé et de Saint Jean Bosco arrive à accéder au pouvoir et a laissé un pays plus divisé que jamais (alors que ce dernier promettait justice et transparence pour les pauvres). Il n’a pas eu tort, lorsque, après deux mandats bouclés, le feu président Préval, a laissé le pays avec des avantages et privilèges pour sa famille alors que, le peuple croupit dans la misère et la pauvreté. Je cite ces noms, cher père, à dessein. Ils sont tes contemporains politiques. Vous aviez été, tout compte fait, dans la même mouvance politique, vous êtes donc liés par l’histoire et par une dynamique de combat générationnel.
​Papa,
34 ans depuis que tu es partie. 34 ans depuis que tu as laissé ta chère Haïti, meurtrie, maltraitée par ses enfants. Je ne sais ce que l’avenir me réserve et encore moins, ce qu’il réserve au pays. Je crois que, nous n’avions pas su apporter le changement pour lequel, tant d‘hommes se sont battus et ont rendus l’âme dans la grande lutte séculaire de recherche pour l’amélioration des conditions de vie pour notre peuple. Le dernier en date, le Bâtonnier Me. Monferrier Dorval. Il est tombé sous les balles assassines de lâches, sans scrupules, qui n’ont aucun respect pour la vie.
De là où tu es, je sais que déjà, dans la longue liste qui ne fait que s’allonger davantage, que tu rencontres, je suppose fort bien, des hommes et des femmes, martyrs tout comme toi, qui ont jalonné la route sinueuse des morts de l’histoire récente. Je te prierais de les saluer de ma part. Dis leur que, malgré mes multiples questionnements et le constat évident que la route pour le changement est longue, que je me battrais jusqu’à la tombe, ici ou ailleurs, pour que vous ne soyez pas morts en vain. Et que dans la foulée des incompréhensions, des attaques et parfois même, des comportements inadmissibles des uns et des autres, si Dieu le permet bien, sans relâche, je me battrai a contribuer a faire avancer les nobles idéaux qui furent à la base de la construction de cette nation.
​Papa,
Je pourrais t’écrire tout un livre, mais, si je me rappel bien, une citation d’un auteur inconnu : on ne dit jamais tout, on dit seulement son possible. De ce fait, je me permets, en ce jour de 19 septembre, de te griffonner quelques mots, extraits de mon esprit ravagé par l’incertitude, pour te réitérer encore une fois, en digne fils, mon allégeance indéfectible à ce que fut : ton combat, ta cause, ton engagement pour un renouveau national.
En somme, avec le temps, je confirme que l’idée selon laquelle, les pères seraient nés trop tôt et les fils trop tard, pour marcher de concert et suivre la vie dans la même direction est une sacrée vérité.
Puisse ton chemin ne soit en aucun cas troublé par cette lettre, mais que ton âme -et celles de bien d’autres- , là où tu es, continue à insuffler, inspirer, les patriotes dignes de ce nom, de meilleures idées et de meilleures approches pour unir ce peuple et changer le cours fatidique de l’histoire.
Dans cette vie où tu fus et dans l’autre où tu es, tu restes Haïtien…
Ton fils, à qui tu as manqué toute sa vie,

Charlot Jacquelin Jr.
3 heures 45 A.M

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