Allons-nous, enfin, nous réinventer ?

En janvier 2010, j’allais avoir 20 ans. Le plus grand choc que m’a causé le tremblement de terre et qui m’a valu mes plus grosses larmes demeure l’effondrement du bâtiment de mon lycée constaté au premier matin qui a suivi la catastrophe. Les corps de plusieurs écoliers étaient encore sous les décombres du vaste bâtiment de deux étages. J’y suis retourné plusieurs jours durant pour me confronter à ce mal, dans un effort de guérison rapide. Mais l’odeur des cadavres en décomposition, une semaine plus tard, a eu raison de cette tentative d’homéopathie psychologique.

Des dizaines de jours après le sinistre, nous étions encore incapables de faire bouger le moindre morceau de béton, encore moins récupérer la dépouille de ces écoliers morts sur le coup ou ayant succombé à des heures interminables de douleur due aux fractures et blessures. A seulement 32 kilomètres d’une capitale à genoux, les circonstances nous ont rappelé cette centralisation tant fatale qu’archaïque qui nous guette encore aujourd’hui.

Mon choc découlait surement des milliers de souvenirs qu’emportent avec eux les murs de cette école que garde précieusement dans mon cœur. J’ai encore en mémoire ce matin d’octobre 2002, quand – debout dans la salle des pas perdus – je regardais mon père accroché à la grille me faisant un dernier sourire en guise d’au revoir. Il venait de gagner là une grande victoire. Le premier de ses 4 fils était à son premier jour, dans la plus prestigieuse école secondaire de la ville, Le Lycée Anacaona de Léogâne.  A cette époque pas si lointaine, réussir l’examen d’entrée au lycée de ma ville était déjà signe d’excellence académique.

J’y ai connu des professeurs qui sont aujourd’hui des amis, des camarades qui sont devenus des frères et des sœurs. J’y ai rencontré l’amour de ma vie dans ma dernière année. Je me souviens encore de nos regards complices à travers les longues fenêtres de sa classe. Un clin d’œil de ma part pour lui signifier que mon cours vient de se terminer et que je l’attendais pour la raccompagner à la station de camionnettes. Je me souviens de ces matchs de football dans l’enceinte de la cafeteria désaffectée et crasseuse. « Pas de budgets pour l’entretenir », nous disaient à chaque fois les directeurs qui se sont succédé en 6 ans. Oui, pendant mon passage, mon lycée a connu une succession folle de directeurs, certaines fois en milieu d’année scolaire. Imaginez le bordel administratif, bref. Qu’ils ont été inspirants ces débats houleux entre deux « fresko » sous les lilas de la cour de ma très chère école.  Professeurs et lycéens qui se respectent commentant politique nationale et géopolitique aux heures de recréation ou de cours ratés souvent à cause de l’absence d’un professeur pris dans les bouchons sur la nationale numéro 2, à la sortie du port aux princes. 

13 janvier 2010, me voilà debout devant les clôtures affalées de mon école que j’ai laissé 1 ans plus tôt. Une chute irréparable malgré l’épaisseur remarquable des murs qui supportaient ses deux étages   imposants à la l’entrée de la cité.  Je ne reverrai plus jamais mon lycée. D’ailleurs, je ne tire aucun orgueil de ce nouveau bâtiment aux allures d’un centre pénitencier qui le remplace aujourd’hui (cadeau de la Croix Rouge Espagnole). Nous sommes déjà 10 ans plus tard, l’entretien de la mémoire a été galvaudé en tout et presque partout.   

En dix ans, avec un relatif succès, J’ai fait des études universitaires et travaillé comme journaliste à la radio et à la télévision. Mes années passées au Lycée Anacaona m’ont bien aidé dans ce parcours d’excellence orné d’un zeste d’intégrité, d’humilité et de conviction. Voyez-y un hommage à mes professeurs, mes camarades et mes géniteurs.

Néanmoins, dix ans plus tard, je suis dans l’éreintement quasi total. Et plus encore, Je suis en colère. Une grande colère dont j’ai du mal à en saisir les multiples contours. Une colère ou une grande peur. La peur de l’incertitude qui caractérise notre futur commun. Ce froid dans le dos ressenti à chaque fois que je tente d’imaginer la prochaine décennie. De quoi 2030 sera-t-elle faite ? Allons-y encore plus loin ! De l’eau coulera-t-elle encore dans l’une de nos rivières en l’an 2050 ? Combien d’entre nous mangerons à nos faims dans 20 ans ? Combien de milliers de nos enfants faudra-t-il basculer à nouveau dans des fosses communes lors d’un prochain séisme ? Le suspense est total. Je suis cependant certain d’une chose. Cette hantise du lendemain n’est pas mon lot personnel. Toute une génération la partage. Elle s’exprime en permanence. Beaucoup d’entre nous en avons fait le socle de nos conversations quotidiennes, nos mouvements en gestation, nos engagements, nos convictions et prises de position. Plus que jamais, elle nous habite le cœur, la tête, la peau. Et nous avons raison d’être dans cette frénésie.

Ce qui pour d’autres a été une « bonne tragédie » (opportunité pour un renouveau), « nous »  en avons fait un laboratoire pour fabriquer une catastrophe encore plus monstrueuse et anéantissante, dans un futur plus que probable. Le constat est irréversible. Nous n’avons pas su profiter de nos pertes en vies et en biens pour créer une conscience commune qui tendrait vers le rationnel. Notre déraison de toujours à vite pris le dessus et voilà où nous nous sommes rendus. Dix pas en arrières.  

Combien de « faux » calculs, de dérivations, de fourberies, de « ti paskout » avons-nous mis au service de cette béance vers laquelle nous nous dirigeons ? Comment évaluer la mise que nous avons osé pendant la dernière décennie sur cette table sacrificielle. Table sous laquelle gémissent encore plus 200 milles âmes disparues en cet après du 12 janvier 2010 ?

A cette croisée commémorative, de nouveaux malheurs épient nos pas.  Ils sont de diverses natures. La décadence gagne en proportion, à la minute près. Notre système d’organisation (si nous en avions un) se vaporise sous nos doigts. Le visage de l’ombre s’épaissi au gré du sommeil qui s’empare de notre être.   En tête de cortège, un bouffon des plus infirmes d’esprit.

Face à ce tableau du déclin, ma grande colère ne peut-être qu’optimiste. Vision naïve a priori, j’en conviens. D’où mon questionnement !

Jacques Attali dirait : « seul le passé ne peut être transformé ». Alors, Allons-nous, enfin, nous réinventer ?

 

Davidson Saint-Fort,

Citoyen 

davidsonsaintfort@gmail.com