Décrocher une place à l’Université d’État, la loi de la jungle

Moins que 3 000 sièges disponibles pour une demande de plus de 44 000 ; gagner une place au sein des onze[1] entités de l’UEH se livre, pour l’élève fraîchement issu du système classique, comme un combat de gladiateur déclaré dans une arène académique épouvantable
L’année dernière, le Rectorait de l’Université d’Etat d’Haïti (RUEH) a reçu en ligne 60 077 postulants qui attisaient une guerre acharnée pour obtenir une précieuse admission à l’Université d’Etat. Parallèlement, moins de 10 000 places, toutes les facultés comprises, sont à pourvoir par cette entité académique incapable de rassembler ses filles (les facultés) dans un campus universitaire. Ce faible taux d’admission des élèves au sein de l’université envoie le triste signal d’un système inégalitaire qui marginalise et exclue ses enfants et ses jeunes dans les offres de politiques sociales. Comment peut-on espérer l’harmonie, la paix et la sérénité dans une fête quand sur la table seulement 3 plats seraient servis alors que 45 convives affamées y sont présentes ? Le contexte actuel des opportunités d’instruction au niveau supérieur en Haïti est donc vecteur de frustration, de sentiment d’infériorité et de rejet du jeune.

Ce fossé béant entre l’offre quantitative inadéquate et cette demande massive de formation supérieure en Haïti décrit amèrement d’effarantes frustrations sociales, une injustice acerbe et une situation chaotique pour les jeunes et leurs parents, majoritairement impuissants face aux exigences financières des Instituts privés d’Enseignement Supérieur (IES). Déjà incapable de répondre convenablement aux exigences des besoins rudimentaires, se nourrir, se vêtir, se loger, le parent haïtien ou le jeune ayant franchi l’étape classique, ne sait à quel saint se vouer quand il essuie l’échec quasiment évident de rafler un siège à l’UEH.

Le ticket d’entrée à chacune des facultés se gagne au prix d’énorme sacrifice

Le graphique dépeint l’acuité de la disparité entre l’offre et la demande de formation supérieure par entité, notamment pour dix (10) facultés de l’UEH et le Campus Henry Christophe de Limonade (CHCL).

La lecture de ce tableau est interdite aux fainéants qui aspirent à fouler le sol enflammant de l’université d’Etat parsemé d’embuches et de pièges pathogènes. Lorsqu’on sait que certains voraces, avides de diplômes, déjà admis en deuxième ou troisième année caressent le rêve égoïste de cumuler des titres académiques, se pointent aussi dans les concours, quitte à ce que leur formation soit bâclée ; alors à peine si les jeunes les plus justes détiendront leurs tickets d’entrée à l’UEH, dans cette arène infernale remplie de soldats de partout, lycées, collèges, écoles congréganistes, de tous les départements du pays.

Le cas de la Faculté d’Agronomie et de Médecine Vétérinaire (FAMV) qui n’abrite qu’une centaine d’étudiants alors que plus de 3000 y sont inscrits, soit un taux de 3.16%, est susceptible de dissuader le jeune dans sa velléité de suivre les traces de l’ancien recteur Henry Vernet. La Faculté de Médecine et de Pharmacie (FMP), qui accueille environ deux cents (200) pour une demande de plus de 6000, effraie ceux qui envisagent de porter le blouse et prononcer le serment d’Hippocrate. Pas facile au jeune de connaître la même alma mater que le docteur Gary Conille.

La Faculté d’Odontologie et la Faculté des Sciences Humaines s’identifient également dans la catégorie des entités affichant des taux d’admission inférieurs à 4% pour l’entrée académique 2018-2019.

Et voilà que les résultats satisfaisants du baccalauréat apportent aussi ses lots d’inquiétudes et de misères. A la suite de cette étape, l’élève est plongé, avec ses parents, dans un bassin d’incertitude face à un avenir ombrageux. Dans de si rudes conditions, gagner une place dans cette compétition déchaînée serait ainsi un miracle. Au cas où ce miracle ne se produise, cas le plus probant, il reste trois options au jeune : défendre son billet d’entrée à l’université privée, en République Dominicaine ou autres si les moyens financiers le permettent. L’alternative la plus simple, quasiment suicidaire, consiste à s’asseoir à la maison, jouer aux cartes et aux dominos en attendant un visa pour le Chili, le Brésil, le Canada. Un troisième choix, nourri de bravoure, de patience, de discipline et d’assiduité, consisterait à se doter des moyens et de techniques de préparation efficaces pendant une année, en vue de retourner dans l’arène l’année prochaine. Cette dernière option n’étant même pas garantie ; car, certains ont joué cette carte, mais malheureusement continuent de récidiver dans l’échec quasi-évident de décrocher cette médaille universitaire.

Comment devait être conçu l’accès à l’université ?

Pure formalité pour les élèves ayant bouclé le Cegep, le High School, plus généralement le niveau secondaire ; dans les pays industrialisés, l’accès à l’université est une banale option toujours à la portée du finissant du cycle classique. Politique publique inclusive, sens de responsabilité sociale et pratique de bonne gouvernance obligent ; les gouvernants avisés ne sauraient laisser l’avenir et le devenir des enfants, des jeunes et des citoyens entre les mains de la providence. Toute société inapte à cerner et combler les besoins fondamentaux de formation et d’apprentissage pour accroître son capital humain et se rendre compétitive, est appelée à nager dans la médiocrité, la pauvreté, la frustration et l’exclusion sociale.

Les réflexions et préoccupations de Jean Price Mars, vielles d’un siècle, exprimées dans « La Vocation de l’élite », faisant le plaidoyer pour une société juste, dominée par un savoir partagé et inclusif, demeurent actuelles. Une nation ne vaut que par les hommes et les femmes qui y conçoivent et implémentent les politiques socioéconomiques. Aujourd’hui encore, l’élite est interpelée à se ressaisir en vue de travailler pour une société égalitaire, souscrite aux principes de compétitivité et de modernité que seuls le savoir, le savoir-faire et le savoir-être peuvent garantir. Jean Price Mars en appelle à notre conscience pour illuminer les esprits de toutes les classes sociales et actionner les moteurs de l’acquisition des compétences, afin de libérer le pays des forces obscures en créant des mouvements d’idées, de pensées, de réflexions, d’inspirations et d’aspirations.

En référence à la fameuse œuvre de Maslow, « La pyramide des besoins », une formation universitaire se positionne au niveau du quatrième échelon, « besoin d’estime », dans l’échelle des satisfactions humaines. Cette nécessité de d’estime de soi, de respect de soi et des autres, de reconnaissance et d’appréciation, se positionne de manière adjacente à celle de «l’accomplissement de soi », qui fait appel à la créativité et l’imagination, qui constituent les liquides essentiels pour huiler et alimenter la machine du développement durable de toute société moderne.

Si la formation universitaire n’est pas intégralement accessible ou gratuite dans la plupart des pays développés, elle est au moins abordable à travers des programmes de prêts et bourses mis à la disposition des diplômés du cycle secondaire. Après la fin de l’aventure classique, l’élève est canalisé vers l’université, avec évidemment des orientations qui s’appuient sur ses habilités, ses intérêts, ses motivations et ses capacités cognitives. Cependant, peu importe le sexe, l’origine sociale et le niveau socioéconomique, la porte d’entrée à l’université est ouverte à l’élève. Principe fondamental en Economie, « il n’existe pas de repas gratuits », pas que les écoles sont entièrement gratuites, mais des offres de prêts et de crédits scolaires font de la coopération entre l’Etat et ses fils, un jeu gagnant-gagnant. Ces boursiers étant assujettis à des protocoles et des modalités de remboursements suivant des échéanciers bien définis lorsqu’ils décrochent leurs visas pour intégrer le marché du travail.

Si l’obtention de la clé de la formation supérieure est, pour la progéniture du pays organisé, une simple formalité ; pour la majorité de nos jeunes Haïtiens, l’accès à l’université consiste à chercher une aiguille dans une botte de foin. En plus que l’offre quantitative ne répond pas à cette demande vertigineuse, la qualité de la formation offerte à l’université haïtienne est inadaptée et ne permet non plus de satisfaire les exigences du marché et de la recherche scientifique au standard international. Des programmes de formation bien conçus auraient pourtant facilité les jeunes diplômés du système universitaire ou professionnel à décrocher des contrats avec des compagnies internationales, dans le cadre de l’approche d’externalisation des services BPO ou ITO.

Des dizaines de campus universitaires auraient pu être construits par l’Etat

La précarité des infrastructures, des structures et des superstructures dévolues à la pensée critique, la réflexion et la recherche au niveau tertiaire dépeint le désintérêt, voire une absence criante de l’Etat et des organismes internationaux dans la formation des cerveaux Haïtiens. Lorsqu’on sait qu’un campus universitaire ne coûte pas une monstre fortune pour l’Etat, on comprend que le délabrement d’une certaine université d’Etat avec des entités, dépourvues de l’essentiel, éparpillées dans de restreintes surfaces éparses de la Capitale, participe d’un complexe d’auto flagellation d’un Etat qui a failli à sa noble mission de renforcer ses structures académiques et sociales, consolider et renouveler les ressources vitales du pays.

L’année dernière, comme à l’accoutumé, un modique crédit budgétaire de 1.8 milliard de gourdes, soit une infime part de 1% du budget national a été allouée à cette entité étatique qui détient la noble mission de former et d’assurer le renouvellement des élites. Facile de comprendre pourquoi alors l’université ne peut jamais s’acquitter convenablement de ses missions de recherche et de formation des cadres, initiatives qui nécessitent des budgets consistants.

Avec si peu d’incitation, les cadres de l’université, notamment les professeurs, même ceux désignés à plein temps, sont comme des passagers clandestins, des vendeurs de cours, sans vision, sans esprit d’appartenance, sans motivation pour encadrer les étudiants dans leurs thèses et pour alimenter les réflexions dynamiques et les recherches scientifiques.

L’expérience provocatrice post-séisme, en 2012, de l’érection d’un campus universitaire moderne à Limonade[2], au modeste coût de 30 millions de dollars, offert par la République Dominicaine, justifie que notre pays fonctionne sans aucun sens de dignité et sans un plan de formation et d’intégration des forces vives dans les affaires du pays.

Parallèlement, le viaduc de Delmas-Nazon, qualifié à juste titre par la population de Carwash, a été surfacturé à 23.3 millions[3]de dollars ; 67.5 millions de dollars sont évaporés dans le programme bidon EDE-PEP, jugé par la Cour des Comptes d’un vaste gaspillage des fonds publics. Quarante-trois (43) millions de dollars destinés, entre autres, à des projets d’hébergement et d’habitat, ont été alloués à l’UCLBP, responsable de la construction des logements sociaux Lumane Casimir, à Morne à Cabrit. Une gestion frauduleuse et calamiteuse d’un enfant prodigue issu du sang présidentiel indécent a été faite des 27.8 millions de dollars affectés au projet de réhabilitation des infrastructures sportives.

Le cumul de ces montants dilapidés se solde en une somme faramineuse extraite du trésor public en dehors des principes basiques de l’efficience, de l’efficacité et de la transparence dans l’exécution des projets publics. Pourtant une dizaine de campus au standard de l’édifice offert par la République Dominicaine, auraient coûté seulement 300 millions de dollars américains, moins que 8 % de la somme engrangée de la coopération Petrocaribe. Cette dernière remarque ne vise pas à soutenir un plaidoyer pour que les fonds destinés à des projets sociaux soient détournés vers la construction et la consolidation de campus universitaires ; mais, elle voudrait, à titre comparatif, y jeter une certaine lumière sur l’opportunité des dépenses publiques.

La prolifération des OI et des ONG en Haïti, sans avantages conséquents pour l’université

La carence des coopérations avec les organisations internationales et le mépris pour cette source pourvoyeuse de cadres et de professionnels aux différentes entités socioéconomiques du pays, témoignent également une volonté manifeste de certains partenaires et acteurs de l’international à reléguer au dernier rang le rehaussement et la démocratisation de la formation professionnelle et universitaire au sein du pays.

Des centaines de millions de dollars des OI sont dissipés, volés et volatilisés en fumée dans des unités d’exécutions (UE) bidon, au service de la gabegie, de l’inefficience et de la corruption avec des clans et des petits copains d’ici et d’ailleurs. Des millions de dollars sont gaspillés par les ONG œuvrant dans tous les domaines, notamment dans les secteurs de l’éducation. Des milliards de dollars sont empochés dans l’opacité par un régime prédateur qui a généré dans son entourage, des multimillionnaires ne déployant aucun effort pertinent. Une rétrospection de neuf (9) ans, pour se positionner au lendemain du séisme, présente avec un brillant éclat les erreurs graves que nos mauvais dirigeants ont accouchées dans le cadre de la gestion de la CIRH et de toutes les coopérations qui s’étaient présentées, suite au séisme du 12 janvier 2010. Coopérations bilatérales, tripartites, multilatérales, dons, prêts, les offres financières et techniques épuisaient les vocabulaires du jargon de l’aide étrangère. Mais, en vertu d’un problème de coordination cinglant émanant du manque de leadership de notre Etat faible qui ne pouvait jouer ses fonctions régaliennes couplé des intérêts mesquins inavoués d’un ensemble d’organisations sans de véritables agendas de développement du pays, l’aide étrangère n’avait pas produit des résultats soutenables, au profit des générations présentes et futures.

Avec une simple vision et une vigilance sur les fonds promis par les OI et les ONG, des dizaines de campus universitaires auraient pu être construits ; avec des moyens d’entretien et de fonctionnement substantiels pour pérenniser le savoir et la compétence, épines dorsales des positionnements stratégiques et de la compétitivité et de la pérennité de tout système. Cette dynamique augmenterait de manière substantielle le nombre de sièges à l’université et, ipso facto, diminuer les frustrations et les exclusions sociales.

Assurer l’émancipation et l’épanouissement des enfants et des jeunes est une vocation de l’élite

Tel que consigné dans les contrats de prêts et bourses, à sa période d’inactivité professionnelle, l’élève est encadré par l’Etat pour poursuivre ses études universitaires. Quand il est à même de rentabiliser ses investissements éducatifs, il va rembourser ses dettes à la société, selon un agenda défini entre les deux parties. Ces modes de vie décents et inclusifs, supportés par des institutions caritatives et philanthropiques, sont possibles parce que les citoyens savent élire des dirigeants capables de dresser des plans de salut pour leurs populations. De tels élus, guidés par la lumière et le sens de discernement, sauront identifier et designer les cadres et les experts compétents dans divers secteurs pour assurer la bonne marche des institutions et donc créer des conditions favorables à la création de la richesse.

Les sénateurs, les députés, les ministres des pays modernes font passer le bien-être collectif avant leurs intérêts mesquins qui consisteraient à amasser des biens périssables et pérenniser leurs nobles positions dans des bulles officielles ad vitam aeternam. De gré de conscience ou de force institutionnelle, ces dirigeants éclairés ne sont pas animés par l’enrichissement illicite car les systèmes dont ils sont issus ne se laissent pas engloutir par l’impunité. Que vous soyez ministres, premiers ministres ou présidents, si vous ne respectez pas les principes de fonctionnement de la société, si vous violez les règles de la cité, si vous volez, fraudez ou dilapidez, vous allez vous terminer vos courses de cupidité et d’indécence derrière les barreaux.

Comment Haïti peut-elle espérer renaître de ses cendres, concevoir des plans de formation académique et professionnelle concurrentiels quand la plupart de ses dirigeants sont des cupides, des incompétents, des indignes et des incapables qui ignorent la Maïeutique Socratique et qui ne peuvent distinguer les chiffres des lettres. Par quel miracle espère-t-on sortir de ce gouffre, cette méfiance, ce tohubohu et ce marasme économique quand ceux et celles qui détiennent les clés de la porte de salut du pays pour le mener au bon port sont indexés et décriés dans de graves malversations de corruption, de prévarication et de banditisme de toutes sortes.

Les sociétés modernes préconisent, de manière pragmatique, des conditions de vie décente, un minimum vital pour les habitants. Les législateurs de telles sociétés jouent leurs rôles de vigie et d’éclaireur avec classe et dignité pour faire fonctionner les moteurs de croissance et de promotion des vertus et des valeurs. Pour passer de ce désastre sociétal, de cette asthénie et ce rachitisme économique séculaire, Haïti doit cesser de jouer avec les positions stratégiques comme des enfants du Kindergarten avec des puzzles, des crayons et des bristols.

Pour changer ce décor de majigridis et de graffitis funestes en vue de visualiser des tableaux reluisants et lumineux ; alors, la décence, la probité, la compétence et la dignité doivent prendre la main.

Carly Dollincarlydollin@gmail.com


[1] Onze facultés fonctionnement directement sous la tutelle du Rectorat de l’UEH. Mais, environ une dizaine d’entités publiques supplémentaires telles que le CTPEA, l’ENI, les facultés de Droit et d’Economie des provinces, sont affiliées à l’Université d’Etat d’Haïti.