Des corps mutilés cachés sous les piles de fatras de Port-au-Prince

La Mairie de Port-au-Prince recense presque chaque jour des cadavres abandonnés sur la voie publique. Mais depuis un certain temps, une nouvelle pratique s’installe : des morts sont jetés sur les immondices. Les détritus sont devenus le cimetière de dizaines de cadavres, victimes pour la plupart des violences entre groupes armés.

La violence est quotidienne à Port-au-Prince, surtout dans certains quartiers réputés difficiles comme la Saline. Conséquence directe de cette violence, des cadavres sont découverts régulièrement dans la rue, ou sur les fatras. Depuis le début de l’année 2019, de janvier à juin, la Mairie de Port-au-Prince a recensé 137 corps, une moyenne de 22 cadavres par mois, le plus souvent tués par balles. Le mois de janvier était le plus meurtrier, avec 37 corps, soit au moins un corps tous les jours. Ces derniers temps, des membres et des têtes sans corps se font aussi remarquer.

Le mois de janvier était le plus meurtrier, avec 37 corps, soit au moins un corps tous les jours

Dans cette proximité avec les cadavres, les employés de la voirie de la mairie de Port-au-Prince sont en première ligne, surtout ceux qui travaillent au bas de la ville.

Pierre (nom d’emprunt) s’occupe d’un camion de la mairie, responsable d’aller jeter les immondices à la décharge publique. Il travaille de 5 heures du matin jusqu’à 11 heures du soir. Il se plaint qu’il n’arrive plus à compter le nombre de fois qu’il a vu des corps entiers, ou des restes, sur les immondices qu’il doit ramasser. Cela ne l’affecte plus, tant il s’agit d’une situation courante.

«J’en ai déjà rencontré au marché de la Croix-des-Bossales, à la 5e avenue, à la rue Macajoux et la rue des Césars, dit-il. À l’heure où je vous parle, il y a une pile d’immondices à la Croix-des-Bossales, si j’y vais, je sais déjà que je trouverai plusieurs corps. Nous étions en train d’entasser [les fatras] quand des coups de feu nous ont fait fuir. En partant, j’ai vu qu’on lynchait quelqu’un tout près de la pile. »

Le décompte est approximatif

Quand il tombe sur un cadavre entier, Pierre contacte la mairie. Celle-ci envoie sur les lieux un juge de paix, accompagné de la morgue pour la levée du corps. Les parents de la victime ont alors un délai légal de 7 jours pour le réclamer à la morgue, même si parfois ce délai est prolongé. Si personne ne le réclame, le corps est enterré au cimetière de Port-au-Prince.

Parfois, selon Pierre, le cadavre n’est pas reconnaissable au premier coup d’œil

Mais parfois, selon Pierre, le cadavre n’est pas reconnaissable au premier coup d’œil. «Souvent, explique-t-il, le corps est tombé en pourriture et les membres sont disloqués, enfouis sous les fatras. C’est seulement quand le tracteur jette la pile dans le camion qu’on remarque un bras ou une jambe. Dans ces cas, il n’y a pas vraiment besoin d’avertir la mairie, on les jette comme prévu avec les immondices. »

Anne René Louis, la directrice générale de la mairie de Port-au-Prince affirme qu’ils tiennent un décompte rigoureux des cadavres, selon les chiffres que leur envoie la morgue. Mais elle est consciente qu’en réalité, le nombre de morts jetés dans les rues est sous-estimé. «Il y a des quartiers où personne ne va, pas même la police, dit-elle. Seuls les habitants de ces zones peuvent vraiment témoigner ce qu’ils y vivent au quotidien. Plusieurs fois, n’en pouvant plus, les gens ont mis des corps sur des brouettes pour les apporter au maire.»

Roudy Saint-Vil est l’un des responsables de la Chapelle funéraire Sainte-Claire, la morgue chargée de lever les cadavres pour la mairie. Il confirme que les chiffres ne sont pas exhaustifs. Les restes de personnes trouvés vont directement au cimetière, ils ne sont pas comptabilisés dans le décompte envoyé à la mairie et au commissariat de Port-au-Prince. «Parfois aussi, assure-t-il, nous ne pouvons pas lever le corps à cause de la zone dans laquelle il se trouve. Dans ces quartiers, même le juge de paix est obligé de se tenir à distance.»

Ramasser les immondices est souvent dangereux. Parfois, Pierre explique que c’est au péril de sa vie qu’il s’attaque à certaines piles de détritus.

«Je suis tout le temps pris entre deux feux, quand je vais m’attaquer à une pile d’immondices, dit-il. Cela m’est déjà arrivé d’être au milieu de deux groupes de gangs rivaux qui s’affrontent. Ils se sont même servis de mon camion comme écran pour attaquer leurs adversaires. Parfois, des bandits nous braquent pour nous forcer à ramasser une pile plutôt qu’une autre. D’autres fois, ils nous interdisent carrément d’y toucher.»

L’un des véhicules de la Chapelle funéraire Sainte-Claire a déjà reçu plusieurs projectiles alors qu’ils tentaient de lever un cadavre.

Les cadavres ont un coût

Selon Anne René Louis, chaque cadavre trouvé dans les rues coûte 10 000 gourdes à la municipalité. «La morgue de l’hôpital général ne fonctionne plus, explique-t-elle. Nous avons passé un contrat avec une morgue privée qui s’occupe des cadavres pour nous. Tous les mois, elle nous envoie la facture. Nous avons actuellement une dette de plus de trois millions de gourdes. De plus, noussommes obligés de payer un juge de paix spécialement pour aller faire les constats légaux, et dresser les procès-verbaux.»

De 2016 à 2019, les cadavres qui jonchent les rues ont coûté à la mairie 11 870 000 gourdes. Le montant exact de la dette actuelle est de 3 231 400 gourdes. «Quand nous n’avons pas assez d’argent pour payer, dit Anne René Louis, nous demandons de l’aide au ministère de l’Intérieur. Pour la dette, ils nous ont promis deux millions de gourdes. Nous devrons trouver la balance.»

Une question politique

Une source proche de la mairie de Port-au-Prince a expliqué que les antagonismes entre la Présidence et la Municipalité pourraient être exacerbés par le dossier des cadavres jonchant la voie publique.

Selon cette source, parler de ce dossier revient à indexer la faiblesse, voire l’inexistence des institutions de l’État. La Police nationale d’Haïti, par exemple, devrait mener une enquête pour chaque cadavre retrouvé, ce qui n’est pas fait. D’autres institutions importantes comme le MSPP et le ministère de l’Environnement qui devraient s’intéresser à ce problème ne lui accordent pas l’importance qu’il mérite.