« Haïti dans tous ses états » : Pour un Etat protecteur contre le dictat des institutions de Bretton Woods


par Dr Arnousse Beaulière
Économiste, Analyste politique, Écrivain

Dernière publication : Régénérer Haïti. Un impératif citoyen (à paraître aux Editions Pulùcia)
Il y a longtemps que les institutions de Bretton Woods (1), Fonds monétaire international (FMI) et Banque mondiale, ne se contentent plus de prêcher l’évangile économique libéralselon Saint-Marché-Tout-Puissant (2). Elles jouent de plus en plus un rôle éminemment politique dans les pays où elles interviennent (3).

Pour l’économiste et homme d’affaires, Jean-Michel Severino, ancien directeur « Europe centrale », puis vice-président « Asie » à la Banque mondiale, ancien directeur général de l’Agence française de développement (AFD), « les institutions de Bretton Woods entrent dans un champ plus visible du politique parce que des projets, des investissements, la macroéconomie sont des sujets politiques, parce que, tout simplement, on n’échappe pas au politique quand on fait de l’aide au développement. Il faut assumer cette position » (4). C’est ainsi que les accords signés avec ces pays leur donnent un pouvoir considérable, « le droit de siéger au Conseil des ministres des Etats » (5), comme le disait Ernest Stern, alors vice-président de la Banque mondiale.

La stratégie néolibérale et ses conséquences sociopolitiques

Le 28 juin 2018, le ministère de l’Economie et des Finances a annoncé que la dette publique d’Haïti s’élevait à US$3,1 milliards, avec une dette externe à 67% du portefeuille global (6). Le 6 juillet, sur injonction du FMI, le gouvernement Moïse-Lafontant a décidé d’augmenter fortement le prix des carburants, « dans le cadre d’un programme de contrôle “couvrant la période de mars à août 2018” conclu en février dernier avec le Fond monétaire international (FMI) », provoquant les émeutes populaires des 6, 7 et 8 juillet. A cette époque, Chris Walker, chef de mission du FMI pour Haïti, au moment de la signature de l’accord entre l’Etat haïtien et l’instance internationale avait déclaré : « Le gouvernement d’Haïti (…) s’est engagé à mener des réformes économiques et structurelles pour promouvoir la croissance économique et la stabilité et réduire la pauvreté (…). Cela comprendra des mesures visant à améliorer la perception et l’efficacité des impôts et à éliminer les subventions excessives, y compris sur le carburant. » (7)

Cette déclaration s’inscrit dans la droite ligne néolibérale du FMI et de la Banque mondiale depuis des décennies. Celle-ci fut matérialisée d’abord par les politiques d’ajustement structurel (PAS) puis par le Consensus de Washington, lequel implique également le Trésor américain. Il s’agit d’une stratégie de « réhabilitation des mécanismes du marché au détriment des interventions de l’Etat : les prix du marché, et en fin de compte ceux des marchés mondiaux, devaient déterminer les choix des opérateurs économiques. Dans cette perspective, les activités productives du secteur public devaient être transférées au secteur privé, les protections douanières progressivement abaissées, les réglementations réduites au minimum, les dépenses de l’Etat dégonflées, les prix aux producteurs agricoles relevés… » (8). Les études et expériences menées dans les pays en développement, en Afrique, en Amérique latine, dans les Caraïbes et en Haïti en particulier, ont montré, dans la plupart des cas, l’échec de cette stratégie (9). Rares, en effet, sont les pays où l’on a observé une croissance durable et une pauvreté diminuée grâce à cette politique d’austérité néolibérale (10).

Au contraire, les inégalités et la pauvreté y demeurent très criantes, comme le souligne Joseph Stiglitz, ancien économiste en chef et vice-président de la Banque mondiale : « Les pays qui ont suivi la voie du Consensus de Washington ont échoué, presque jusqu’au dernier. Au mieux, ils n’ont bénéficié que d’une maigre croissance ; au pire, ils subissent la montée des inégalités et de l’instabilité. Même la démocratie y paraît moins assurée. » (11)

Alors, pourquoi le FMI persiste-t-il à vouloir dicter ses mesures orthodoxes aux différents gouvernements haïtiens depuis des décennies alors qu’il sait pertinemment qu’elles ne fonctionnent pas et qu’elles risquent par surcroît de provoquer des troubles sociopolitiques majeurs ? Comme le mentionne Fritzner Gaspard, dans un contexte aussi singulier où l’on comptait pas moins de six gouvernements, entre 1986 et 1994, « l’application des mesures néolibérales pendant ces périodes ne faisait qu’accentuer la tension sociale. La manifestation de cette crise apparaissait à travers les nombreuses émeutes de la part des petits producteurs de riz, qui protestaient contre l’élimination de la licence d’importation, à travers les grèves déclenchées par les syndicats » (12). Et d’ajouter : « Depuis le retour de l’ex-président [Jean-Bertrand Aristide en octobre 1994], le pays a connu quatre Premiers ministres et changements de gouvernement. La majorité d’entre eux

[hormis celui de Claudette Werleigh]

a été contrainte de démissionner suite aux contestations qu’ont engendrées les mesures économiques. […] » (13).

Et, plus tard, au début des années 2000, cette stratégie néolibérale a pris une dimension toute particulière. Ainsi que l’a décrit Eric Toussaint, politiste, président du CADTM-Belgique (Comité pour l’annulation de la dette du Tiers Monde), « le FMI a imposé en 2003 la fin du système permettant au gouvernement de contrôler le prix de l’essence, le rendant alors ‘‘flexible’’. […] Les conséquences [furent] terribles : difficultés pour rendre l’eau potable ou faire cuire les aliments ; augmentation du coût des transports, […] hausse des prix pour de nombreux produits de base. » (14) Puisque l’inflation était farouchement combattue par le FMI, « il [fut] alors imposé un gel des salaires. Du coup, le salaire quotidien minimum, qui était de 3$ en 1994, est tombé à 1,50$, ce qui devait, toujours selon le FMI, attirer les investisseurs étrangers… » (15). Quinze ans plus tard, en 2018, la même politique d’« ajustement du prix des produits pétroliers » – selon l’expression du gouvernement Moïse-Lafontant – « devait avoir pour conséquence une augmentation de 38 % du prix de l’essence, de 47 % pour le diesel et de 51 % pour le kérosène » (16).

En vérité, personne ne conteste la nécessité d’assainir les comptes publics haïtiens vu qu’ils sont dans un état critique depuis longtemps. Cependant, cette politique sacrificielle ne doit pas affecter les ménages les plus faibles. S’il est normal que l’Etat cherche à réviser la politique des subventions accordées aux automobilistes sur le prix des carburants pour booster des finances publiques exsangues, par souci d’équité, il doit s’intéresser à toutes sortes de subventions accordées aux agents économiques, et particulièrement à celles très conséquentes attribuées au secteur privé des affaires sans contrepartie réelle en termes de création d’emplois. En effet, ces subventions-là contribuent, à certains égards, davantage à alourdir le déficit public.

Replacer l’Etat au centre du jeu pour plus de justice sociale

La politique est aussi une question de choix dans le champ des possibles, mieux, de « choix social »fondé sur une classe d’informations diversifiée,comme dirait le philosophe et économiste Amartya Sen (17). Certains évoquent ainsi l’idée de pratiquer une hausse du salaire minimum pour faire face à la perte de pouvoir d’achat qui résulterait d’une hausse significative du prix des carburants. Cela pourrait être une bonne piste, certes je l’ai défendue, ailleurs, dans mes différentes prises de position, indépendamment de la question des carburants –, mais je ne pense pas qu’il faille forcément l’intégrer de cette manière dans ce débat sur les conséquences de l’augmentation du prix des produits pétroliers. C’est une mesure qui aurait dû être prise en matière de justice sociale depuis fort longtemps afin d’améliorer les conditions de vie des travailleurs et de leurs familles, notamment ceux du secteur textile.

En d’autres termes, une meilleure gestion des ressources publiques requiert une vision globale du problème. Dans cette optique, si l’on réduisait le train de vie de l’Exécutif, du Parlement et de l’Etat en général, si l’on arrêtait d’enrichir le petit groupe de nantis de ce pays et d’appauvrir la masse de pauvres, par une politique fiscale et sociale plus efficace et équitable, si l’on luttait avec vigueur contre la corruption et l’impunité, bref, si l’on réformait sérieusement l’Etat pour en faire l’acteur principal du changement – un véritable Etat social –, l’on parviendrait sans doute à dégager des ressources suffisantes pour investir massivement dans les services publics de la santé, de la sécurité alimentaire, de l’éducation, des sciences et de la culture, de l’habitat, de l’eau et de l’assainissement, des infrastructures routières et énergétiques, dans l’agro-écologie, le tourisme solidaire et l’artisanat, etc. Ce qui n’est pas du tout la vision néolibérale du FMI et de la Banque mondiale – véritables instruments financiers et politiques au service des puissances les plus industrialisées, pour citer Eric Toussaint – qui ne jurent que par le moins d’Etat possible et le libre jeu du « marché autorégulateur ».

A preuve, comme le relèvent les économistes Pierre Salama et Jacques Valier, « dans la stratégie libérale de lutte contre la pauvreté et les inégalités, la politique macroéconomique ne doit pas être utilisée à des fins directement sociales. En d’autres termes, le social ne peut être qu’un dérivé de l’économique. La réduction de la pauvreté et des inégalités sociales, un temps ajournée, est conçue comme un simple sous-produit, qui sera demain la conséquence des équilibres et de la croissance retrouvés grâce au libre fonctionnement de l’économie de marché » (18). Or, Haïti ne souffre pas de trop d’Etat mais d’un très mauvais Etat. Un Etat délabré qui doit être réinventé en profondeur pour devenir un Etat fort, protecteur, régulateur, stratège, pour ne plus subir le dictat du FMI et de la Banque mondiale (19) afin de répondre aux besoins de sa population.

La rubrique « Haïti dans tous ses états » est un espace de décryptage, d’analyse et de mise en perspective de l’actualité haïtienne tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. C’est aussi un espace de rencontres avec celles et ceux qui font parler d’Haïti autrement, positivement.

(1) Institutions financières internationales, le FMI et la Banque mondiale ont été créés par les « Accords de Bretton Woods » à la suite de la Conférence de Bretton Woods, dans le New Hampshire (Etats-Unis), en 1944, visant à décrire l’architecture du système financier international. Pour en savoir plus, voir Ahmed SILEM (dir.), Encyclopédie de l’économie et de la gestion, Paris, Hachette éducation, 1994.

(2) A ce sujet, voir Éric Berr, L’intégrisme économique, Paris, Les Liens qui libèrent, 2017.

(3) Voir Fritzner Gaspard, Haïti : ajustement structurel et problèmes politiques, Paris, L’Harmattan, 2008.

(4) Jean-Michel Severino, cité par Christian Chavagneux, « On n’échappe pas au politique quand on fait de l’aide au développement », L’économie politique, 2e trimestre 2001, n°10, p. 8-17.

(5) Ernest Stern, cité par Gérard Winter, L’impatience des pauvres, Paris, PUF, coll. « Science, histoire et société », 2002, p. 140.

(6) Le Nouvelliste, « La dette publique d’Haïti est supérieure à 3 milliards de dollars selon les autorités financières », 28 juin 2018, https://www.lenouvelliste.com/article/189441/la-dette-publique-dhaiti-est-superieure-a-3-milliards-de-dollars-selon-les-autorites-financieres, consulté le 18 juillet 2019. Notons que durant le quinquennat de Martelly (2011-2016), la dette à long terme avait atteint plus de US$2 milliards. Le service de cette dette, pour les exercices 2013-2014 et 2014-2015, se chiffrait à plus de US$50 millions.

(7) France 24, « Violences urbaines en Haïti : les raisons d’une colère », 9 juillet 2018, https://www.france24.com/fr/20180708-haiti-port-prince-violences-urbaines-protestation-prix-carburant, consulté le 13 juillet 2019.

(8) Gérard Winter, op. cit., p. 139.

(9) Arnousse Beaulière, Haïti : Changer d’ère, Paris, L’Harmattan, 2016 ; Fritzner Gaspard, op. cit. ; Bruno Sarrasin, Ajustement structurel et lutte contre la pauvreté en Afrique : La Banque mondiale face à la critique, Paris, L’Harmattan, 1999 ; Pierre Salama, Jacques Valier, Pauvretés et inégalités dans le tiers monde, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui/série économie », 1994.

(10) François Bourguignon, Pauvreté et développement dans un monde globalisé, Paris, Collège de France/Fayard, 2015.

(11) Joseph E. Stiglitz, Un autre monde. Contre le fanatisme du marché (Making Globalization Work), trad. fr. Paul Chelma, Paris, Fayard, 2006, p. 83.

(12) Voir Fritzner Gaspard, op. cit., p. 132. Rappelons qu’à cette époque l’un des grands manitous de cette politique néolibérale fut Leslie Delatour, adoubé par le FMI et la Banque mondiale, ancien ministre des Finances sous le Conseil national de gouvernement (CNG) dirigé par le général Henri Namphy, puis Gouverneur de la Banque de la République d’Haïti au retour de Jean-Bertrand Aristide au pouvoir en octobre 1994.

(13) Ibid., p. 132-133.

(14) Eric Toussaint, Banque mondiale, le Coup d’Etat permanent. L’agenda caché du Consensus de Washington, Paris, Syllepse, 2006, p. 250.

(15) Ibid.

(16) France 24, op. cit.

(17) Amartya Sen, Un nouveau modèle économique : Développement, justice, liberté (Development as Freedom),trad. fr. Michel Bessieres, Paris,Odile Jacob, 2003.

(18) Pierre Salama, Jacques Valier, op.cit., p. 119.

(19) Aujourd’hui, plus personne ne peut ignorer la responsabilité directe ou indirecte de ces institutions – et donc des pays les plus industrialisés qui les dirigent – dans le déclin de certains pays en développement depuis quelques décennies. Notamment depuis l’excellent film « Bamako » du réalisateur Abderrahmane Sissako, sorti en 2006, « sélection officielle » au festival de Cannes et Grand Prix du Public aux « Rencontres Paris Cinéma 2006 », avec, entre autres, des acteurs comme la comédienne Aïsa Maïga, l’avocat William Bourdon, et la participation de l’écrivaine et ancienne ministre de la Culture du Mali, Aminata Traoré. Voir également l’ouvrage fondamental de Joseph E. Stiglitz, La grande désillusion (Globalization and Its Discontents), trad. fr. Paul Chemla, Paris, Fayard, 2002.