Haïti : un taux d’intérêt annuel de 69,59 % sur des cartes de crédit

Certains détenteurs de cartes de crédit en Haïti avaient été prévenus par des banques commerciales à la fin du mois de juillet : « Suite aux nouvelles dispositions de politique monétaire prises par la Banque de la République d’Haïti (BRH), notamment la hausse des taux directeurs et des taux de réserves obligatoires sur les dépôts, nous vous informons avoir modifié à la hausse les tarifs appliqués à votre carte de crédit. Ce changement prend effet, dans 30 jours, à compter de la date d’émission de ce relevé. » Les taux d’intérêt mensuels sont effectivement passés de 3,33 % à 4,5 % depuis le mois d’août 2019 pour certains détenteurs de cartes de crédit, soit une hausse substantielle de 35,14 %.

À rappeler qu’à la fin du mois de mai 2019, la BRH avait pour la première fois, depuis juillet 2015, relevé les taux d’intérêt sur les bons BRH à 10 %, 14 % et 22 % sur les maturités de 7, 28 et 91 jours respectivement contre 6 %, 8 % et 12 % auparavant. De même, le taux de mise en pension avait augmenté de 7 points de pourcentage pour s’établir à 27 %. Comme mesures incitatives pour encourager l’épargne en monnaie nationale, la banque centrale a exonéré de réserves obligatoires les dépôts à terme en gourdes rémunérés à un taux d’intérêt supérieur ou égal à 7 %, augmenté de la variation positive du taux moyen d’acquisition des devises étrangères sur la période de détention du titre.

Bien avant ces mesures de la BRH, les taux d’intérêt sur les cartes de crédit étaient déjà très élevés. Ce n’est donc pas sans raison que les banques commerciales haïtiennes communiquent le taux d’intérêt mensuel alors que les banques étrangères communiquent plutôt un taux d’intérêt annuel sur les cartes de crédit. Avec le taux mensuel, la pilule apparait beaucoup plus facile à avaler pour les détenteurs de cartes de crédit. Pour comprendre l’ampleur de cette décision des banques commerciales, il faut regarder le taux d’intérêt annuel équivalent. Les mathématiques financières permettent de passer d’un taux d’intérêt mensuel à un taux d’intérêt annuel en utilisant la formule suivante : (1 i_annuel) = (1 i_mensuel)^12.

C’est le principe des taux d’intérêt équivalents qui, pour un placement initial identique sur un même intervalle de temps (une année complète par exemple), aboutissent aux mêmes valeurs acquises par le placement initial calculées aux deux taux. En appliquant la formule, on obtient (1 i_an) = (1,033)^12 ou un taux annuel de 48,16 %. Si l’on reprend le même calcul pour le taux mensuel de 4,5 %, on obtient (1 i_an) = (1,045)^12 =1,6959 ou un taux annuel (i_an) de 69,59 %, soit une hausse de 44,50 %. En d’autres termes, le taux annuel de 69,59 % est celui qui permet d’obtenir la même valeur acquise d’une dette sur un an que le taux mensuel de 4,5 %.

Les gens qui ne comprennent pas le fonctionnement de l’intérêt composé ont tendance à considérer 54 % (4,5 % x 12 =  54 %) comme taux annuel. Ils oublient le fait que le montant payé le premier mois va rapporter des intérêts composés pour les 11 autres mois. C’est pourquoi le vrai calcul de taux équivalent aboutit plutôt à 69,59 %.

Cette augmentation de 44,5 % du taux d’intérêt sur les cartes de crédit pose plusieurs problématiques. D’abord, sur quelles bases les banques commerciales décident de l’amplitude de la hausse à imposer aux détenteurs de cartes de crédit? Pourquoi pas 20 ou 30 %? Auraient-elles pu augmenter les taux de taux de 100 % ou plus comme bon leur semble? Quel est le rôle de la BRH à ce niveau? N’existe-t-il pas de collusion entre les banques commerciales, c’est-à-dire qu’elles s’entendent pour imposer à peu près le même taux d’intérêt à tous les clients? Dans ce dernier cas, il n’y aurait pas du tout de concurrence. Au détriment des consommateurs. C’est pourquoi les autorités de régulation des pays industrialisés pénalisent la collusion comme une forme de corruption et encouragent la concurrence.

Juste pour donner une idée : au Canada, particulièrement au Québec, le taux d’intérêt annuel sur les cartes de crédit est généralement de 19,8 % pour un nouveau client. Si ce dernier détient une bonne cote de crédit, le taux peut être plus faible. Le taux d’intérêt pour le même profil est donc 3,5 fois plus élevé en Haïti. Il est vrai que les conditions sont très difficiles en Haïti. Mais peuvent-elles justifier un tel écart?

Toujours à titre illustratif : au Canada, « avec un taux d’intérêt annuel de 19,8 %, il faudra 80 ans pour payer la totalité d’une dette de 10 000 $ si le détenteur de la carte rembourse seulement le montant minimum de 2 % ». Au bout du compte, le montant total des frais de crédit que le consommateur aura payé s’élève à 45 350 $, plus de 4,5 fois le montant du prêt. Et puisque la carte est fournie à des adultes, on comprend qu’avec le paiement minimum, un consommateur risque de ne pas avoir le temps de tout rembourser durant sa vie sur terre. La dette serait alors refilée aux héritiers.

Pour éviter un tel scénario, les autorités canadiennes ont pris des dispositions pour que le seuil minimal passe à 2 % en 2019 et ensuite augmenté d’un demi-point de pourcentage par année à compter du 1er août 2020, jusqu’à ce qu’il atteigne 5 % après une période de 6 ans. Rendu à cette date, les nouvelles règles prévoient que pour tout nouveau contrat de carte de crédit, le paiement minimum mensuel ne pourra, dès le départ, être inférieur à 5 % du solde.

Imaginons maintenant ce qui se passe à un taux d’intérêt annuel de 69,59 % en remboursant le montant minimum à chaque fois. Si avec 19,8 % d’intérêt, on rembourse 4,5 fois le montant emprunté, avec 69,59 %, on remboursera au moins 15 fois le montant emprunté. Depuis septembre 2010, la réglementation canadienne exige que les banques commerciales et les autres institutions financières régies par la réglementation fédérale indiquent sur le relevé mensuel de carte de crédit le temps approximatif qu’il faudra au client pour régler son solde en n’effectuant que le paiement minimum requis.

Cette mesure vise à conscientiser le consommateur sur l’effort à consentir pour éponger sa dette au complet. Par exemple, pour un solde de 467 dollars, au taux de 19,8 % l’an, il faudra 6 ans et un mois pour l’acquitter complètement si l’on paie uniquement le montant minimum de 2 %. À un taux de 69,59 % l’an, il faudrait plus de 21 ans.

Quel est l’état de la réglementation haïtienne en matière de gestion des cartes de crédit ? Jusqu’où peuvent aller les banques commerciales? Qui protège les utilisateurs de services financiers en Haïti? Autant de questions qui devraient intéresser les pouvoirs exécutif et législatif.

Au Canada, plus de deux Canadiens sur trois font leurs achats par carte de crédit. L’Association des banquiers canadiens estime que 40 % des Canadiens ne remboursent pas leur solde à l’intérieur de la période de grâce de 21 jours. D’après une étude publiée récemment par la compagnie de cotation TransUnion, 39 % des Canadiens ne saisissent pas vraiment l’avantage de payer plus que le montant minimum sur le solde de leur carte de crédit. Combien d’Haïtiens le savent? L’utilisation efficace de la carte de crédit est d’un enjeu socioéconomique important. En Haïti comme ailleurs.

La fin de l’année approche. Beaucoup de consommateurs utiliseront leurs cartes de crédit sans penser à la hausse récente du taux d’intérêt qui les fera payer davantage en intérêts que le montant du prêt. Pour des gens qui avaient déjà des dettes, les banques haïtiennes appliqueront-elles les nouveaux taux d’intérêt aux soldes précédents ou seulement sur les nouveaux achats ?

Quand le prix de l’essence augmente, le ministère des Affaires sociales s’assoit avec les représentants des syndicats de transports en commun pour fixer les nouveaux prix des courses. Pourquoi la BRH ne pourrait pas faire la même chose avec l’Association professionnelle des banques (APB) ? 

Une préoccupation beaucoup plus technique est le mécanisme de transmission de la hausse des taux directeurs et des taux des réserves obligatoires sur les dépôts aux taux d’intérêt pratiqués par les banques commerciales. Comme dans les autres secteurs, les baisses ne profitent pas aux consommateurs. Quand les prix des biens et services augmentent suite à la dépréciation de la gourde, ils ne diminuent pas, même si le taux de change baisse. Le taux d’intérêt sur les cartes de crédit (qui est également un prix) ne fait pas exception. Quand les taux directeurs de la BRH augmentent, les banques commerciales augmentent les taux d’intérêt.

La banque centrale vient justement d’annoncer la baisse des taux directeurs. Depuis le 19 novembre 2019, les taux d’intérêt sur les bons estimés en base annuelle sont de 5 %, 7 % et 15 % sur les maturités de 7, 28 et 91 jours respectivement. La BRH a également fixé le taux de mise en pension, c’est-à-dire le taux plafond appliqué aux banques qui lui empruntent des liquidités contre remise de titres, à 22 %.

Tous les détenteurs de cartes de crédit et de prêts qui ont vu leurs taux d’intérêt augmenter attendent une nouvelle note des banques commerciales qui leur annoncent une baisse des taux d’intérêt. On est tout aussi curieux de voir l’amplitude de la baisse qui sera annoncée. Si baisse il y aura.

source nouvelliste