Malgré les efforts des autorités, l'avortement de filles reste ancré en Inde

En trois mois, aucune fille n’est née sur les 216 naissances enregistrées dans 132 villages du district indien d’Uttarkashi. Une enquête a été lancée pour faire la lumière sur ces données relançant la question des avortements sélectifs.
216 bébés, pas une seule fille. Comme l’a anoncé l’agence de presse indienne ANI, dimanche 21 juillet, des données officielles sur le sexe-ratio à la naissance dans 132 villages du district d’Uttarkashi, chef-lieu de l’Uttarakhand (nord de l’Inde) révèlent que seuls des garçons sont nés ces trois derniers mois. De quoi laisser l’administration perplexe et inciter les autorités à lancer une enquête pour expliquer un tel phénomène.
Pour Kalpana Thakur, travailleuse sociale, “cela ne peut être une simple coïncidence. Cela indique clairement qu’un fœticide féminin a lieu dans le district. Le gouvernement et l’administration ne font rien”, regrette-t-elle.
“N’avortez plus de vos filles”
L’Uttarakhand fait pourtant partie des États indiens où le gouvernement a lancé une campagne en 2015 pour sauver les fillettes et améliorer l’efficacité des services de protection sociale. “N’avortez plus de vos filles”, implorait alors le Premier ministre Narendra Modi, en préambule de cette campagne baptisée “Beti Bachao Beti Padhao”, dont l’ambition plus globale était de corriger le déséquilibre hommes-femmes dans le pays.
Cette politique, qui a notamment pour but de renforcer la lutte contre l’avortement sélectif en fonction du sexe, vient en soutien du PNDT Act (Pre-natal diagnostic technique Act) de 1994, interdisant aux médecins de relever le sexe du futur bébé. Une mesure peu appliquée, notamment du fait de l’existence de nombreuses cliniques clandestines.
Selon Bénédicte Manier, journaliste et auteure de “Quand les femmes auront disparu : l’élimination des femmes en Inde et en Asie”, interrogée par France 24, “il est difficile pour les autorités d’agir sur un phénomène aussi profondément ancré dans la tradition”.
En 2011, une étude publiée dans la revue médicale The Lancet avait révélé que près de 12 millions de fœtus féminins avaient été avortés en Inde ces trente dernières années.
Aujourd’hui, bien que prohibée, la pratique de l’avortement sélectif de fœtus de sexe féminin demeure courante, et l’écart de population entre les hommes et les femmes, lui, se creuse.
La dot, principal argument
“Le problème est que la loi tente de faire face aux conditions sociales de manière technique” affirme à France 24Kalpana Sharma, ancienne journaliste ayant largement couvert les questions de droits des femmes en Inde. “Ce qui doit changer, c’est la valeur de la femme et de la fillette, profondément imbriquée avec les coutumes sociétales.”
Pour Bérénice Manier, “la préférence pour les garçons repose à la fois sur la religion, le maintien du patrimoine par l’héritage patrilinéaire, l’honneur de perpétuer le nom familial et, surtout, des raisons économiques”. La dot à payer pour marier les jeunes filles, pourtant interdite en Inde depuis 1961, reste le problème principal.
“Ces transactions liées à la dot portent sur des milliards de roupies chaque année : c’est une économie en soi, qui grandit encore avec l’accès à l’aisance d’une nouvelle classe moyenne. Sans surprise, c’est d’ailleurs dans cette catégorie sociale, qui pratique des dots élevées, que l’on retrouve la plus forte sélection des naissances.”
L’Inde, entre développement et tradition
Penjab, Haryana, Gujarat, la capitale Delhi… Ces régions riches du nord et nord-ouest de l’Inde font partie de celles où la sélection des naissances est plus importante, selon Bénédice Manier. “Les traditions patrilinéaires y sont aussi plus ancrées, notamment en raison de la forte présence de castes conservatrices.”
“Le regard change peu à peu dans les villes”, indique la spécialiste de l’Inde, estimant que l’égalité femmes-hommes progresse grâce à l’accès des femmes aux études universitaires et la possibilité pour elles d’avoir une activité professionnelle. “Beaucoup de couples n’accordent maintenant plus trop d’importance au genre de leurs enfants.”
L’évolution est toutefois plus lente dans le monde rural, plus traditionnel, concède-t-elle. “Cela dit, tant que la principale raison restera économique, la préférence pour les garçons restera fortement prégnante en Inde.”
Source: France24