La Privation de liberté : le chien sans « laisse » du législateur haïtien


Même si les pays du continent américain se sont réunis pour instaurer un régime commun de protection des droits de l’homme lors de l’adoption l’Organisation des États américains à l’occasion de la Déclaration américaine des droits et des devoirs de l’homme le 30 avril 1948, ils n’ont pu faire qu’une consécration déclaratoire du droit à la sûreté, synonyme de liberté individuelle, en alignant la liberté sur la protection des droits de l’homme (Art. 1er DADDH : « Tout humain a droit à la vie, à la liberté, la sécurité et à l’intégrité de sa personne » en laissant aux Etats membres l’appréciation de déterminer la typologie de « privation de liberté » .

C’est dire qu’il n’y a pas une définition propre à la notion de privation de liberté même en droit international des droits de l’homme. Toutefois, au regard de la Convention américaine relatives aux droits de l’homme et de la Constitution haïtienne de 1987, il est possible de tenter de proposer une définition en la matière. Ainsi, la privation de liberté peut se définir comme « des mesures coercitives, décidées par la puissance publique, portant atteinte à l’autonomie individuelle ».

Elle peut être intervenue suite à une arrestation ou fouille policière ainsi qu’à un placement en détention décidée soit par les autorités judiciaires soit par les autorités administratives. De ce fait, au même titre que le Commissaire du Gouvernement ou le Juge d’instruction, la privation de liberté peut être prise à l’initiative d’une autorité administrative, par exemple le cas de placement des mineurs par le Bien-être Social dans des établissements d’éducation pour des troubles à l’ordre public ou celui d’une personne retenue dans la salle de l’aéroport suite à un comportement antisocial étant entendu que le service de l’aéroport relève du Ministère de l’Intérieur et des Collectivités territoriales.

Si la Constitution reste proche de cette définition en matière de privation de liberté, il n’en demeure pas moins qu’elle instaure un flou juridique dangereux importé pour la liberté individuelle (I), qui se propage sous les yeux désintéressés du législateur ( II).

I- La privation de liberté constitutionnelle : un flou juridique dangereux emprunté de la Convention américaine relative aux droits de l’homme

Il n’est pas contesté que le droit répressif haïtien est la transposition de l’empire droit pénal napoléonien. Mais, la consécration haïtienne du droit à la sûreté doit essentiellement son origine à la Convention américaine relative aux droits de l’homme ( A), dont s’inspirent maladroitement les constituants haïtiens ( B).

A- La comparaison américaine dans le domaine de la privation de liberté

En effet, lors de la conférence panaméricaine de Bogota plusieurs pays ont proclamé la Déclaration américaine des droits et des devoirs de l’homme ainsi que l’ Organisation des États américains ( OEA=2 mai 1948) suite à l’adoption de la Charte de Bogota ( Charte de l’OEA, 30 avril 1948). Au sein de la Charte de Bogota, créateur de l’Organisation des États américains, il est reconnu implicitement que les droits de l’homme, notamment la liberté individuelle, doivent être respectés au sein des États membres à la Déclaration américaine des droits et des devoirs de l’homme.

Car la première mission de l’Organisation de l’OEA est la prévention de la sécurité et la paix dans la région américaine. Cependant, cette entente commune sur la prévention ne peut être envisageable sans d’abord penser à assurer la sécurité des citoyens de ces États. Ainsi, la Charte de l’OEA impose aux États membres de ne pas violer « les droits de la personne humaine et les principes de la morale universelle ( Art 17, Charte de l’OEA) ». C’est dire, de façon sous-jacente, que le droit à l’autonomie individuelle est greffé sur la mission primaire de l’Organisation des États américains.

C’est avec l’adoption de la Convention américaine relative aux droits de l’homme le 22 novembre 1969 que le droit à la sûreté personnelle est consacré formellement en affirmant en son article 7.1 que « Tout individu a droit à la liberté et à la sécurité de sa personne ». À la lecture de l’article 7.2, le droit à la liberté s’analyse au sein de la Convention américaine non seulement en l’obligation des Etats pour assurer la sécurité des citoyens, c’est-à-dire la sécurité collective ou publique, mais également de respecter les droits de l’homme. Toutefois, la Convention n’entend pas écarter toutes atteintes à la liberté.

C’est dire qu’aux termes de la Convention, certaines atteintes au droit à la sûreté sont admises dès lors qu’elles s’inscrivent dans le cadre de la loi. À l’inverse, si la puissance publique suspend dans des cas de privation de liberté (L’Etat est tenu de ne pas porter atteinte à la liberté individuelle par des arrestations et détention arbitraires, le particularisme interaméricain des droits de l’homme, sous la direction de Ludovic Hennebel et Hélène Tigroudja, p. 252, éd., A. PEDONE, 2009), il n’en demeure pas moins que l’individu est aussi limité dans l’exercice de son automne individuelle. Cela dit, autant que l’Etat est tenu de respecter la liberté individuelle de l’individu, autant ce dernier ne doit pas nuire à celle d’autrui.

Les limites imposés à l’Etat contre les arrestations et détentions arbitraires se trouvent à l’article 7 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme. C’est sur la base de la limitation de l’interférence des Etats que la Cour interaméricaine des droits de l’homme a affirmé que l’article 7 de la Convention vise principalement la protection de la liberté individuelle vis-à-vis de la puissance publique (CourIADH, 30 mai 1999, Castillo Petruzzi y otros c. Pérou, série C n° 52, § 108; 2 sept. 2004, « Instituto de Reeducación del Menor » c. Paraguay, série C n° 112, § 223.). Alors, il est évident que la Convention américaine assure la protection du droit à la liberté et à la sûreté en son article 7.1en proclamant que « « Tout individu a droit à la liberté et à la sécurité de sa personne » et admet la privation de liberté d’un individu en lisant son article 7.2 qui affirme que «Nul ne peut être privé de sa liberté, si ce n’est pour des motifs et dans des conditions déterminées à l’avance par les constitutions des Etats parties ou par les lois promulguées conformément à celle-ci ».

En revanche, l’article 7.2 n’énumère pas une liste exhaustive des situations dans lesquelles la privation de liberté est autorisée et se borne à se référer aux autorisations déjà prévues par les législations nationales des Etats membres à la Convention. Donc, il y a un flou juridique considérable dans la consécration de la notion de privation de liberté dans la régionalisation américaine. Flou transposé maladroitement par la Constitution haïtienne au sein de notre ordre juridique interne.

B- La privation de liberté régionale américaine : une transposition haïtienne maladroite

Tout lecteur averti devrait logiquement déceler la transposition de la conceptualisation de la notion de privation de liberté du régionalisme américain au sein de l’ordre juridique interne à la première lecture des article 24.1, 24.2 et 25 de la Constitution de 1987. Il est vrai que l’article 24 proclame le droit à la liberté individuelle, il est des cas dans lesquels la Constitution offre à la puissance publique le pouvoir d’y porter atteinte. D’abord, l’article 24.1 prévoit que « Nul ne peut être poursuivi, arrêté ou détenu que dans les cas déterminés par la loi et selon les formes qu’elle prescrit ». Ensuite, l’article 24.2 affirme que « l’arrestation et la détention, sauf en cas de flagrant délit, n’auront lieu que sur un mandat écrit d’un fonctionnaire légalement compétent ».

Enfin, il est précisé à l’article 25 que « Toute rigueur ou contrainte qui n’est pas nécessaire pour appréhender une personne ou la maintenir en détention, toute pression morale ou brutale physique notamment pendant l’interrogation sont interdites ». Une lecture prosaïque interpellerait tout lecteur quant à la compréhension des constituants sur l’article 7.2 de la Convention américaine.

Cette rédaction laisse penser qu’ils auraient oublié que le régime commun de la protection des droits de l’homme a laissé en 1969 l’autonomie à chaque Etat de déterminer les cas dans lesquels la privation de liberté est autorisée. Au lieu de lister exhaustivement les situations dans lesquelles la puissance publique puisse porter atteinte à la liberté individuelle, il reprend « mot pour mot » l’article conventionnel. Cette transposition dangereuse devrait tout au moins attirer l’attention du législateur.

II- La privation de liberté législative : une légalité étendue de l’arbitraire

Comme il a été rappelé plus haut que le droit répressif procédural haïtien est la transposition de l’empire droit pénal napoléonien et est codifié dans le Code d’instruction criminelle de 1835. Sauf qu’il est regrettable qu’aucun effort n’est fait par le législateur pour faire évoluer notre système procédural répressif et qu’aucune pression n’est exercée par la Société civile à travers les organisations dites « droits humains », encore moins par le Protecteur des citoyens, sur l’Etat pour alimenter les débats sur la nécessité d’une évolution législative de notre justice pénale. De ce fait, la privation de liberté judiciaire ne fait que légaliser l’arbitraire ( A) sous le silence complice de la Société civile, qui aurait oublié la principale mission de la Commission interaméricaine des droits de l’homme ( B).

A- La privation de liberté judiciaire : la légalité de l’arbitraire

L’étude ne vise pas à contester que la liberté individuelle peut faire l’objet des mesures attentatoires. D’ailleurs, cette possibilité est offerte concurremment au Commissaire du Gouvernement et au Juge d’instruction par le législateur dans le Code d’instruction criminelle. Si le droit à la privation de liberté est réservé exclusivement au Commissaire du Gouvernement dans le champ de ses compétences ( art. 30 CIC: « Dans les cas de flagrant délit, le Commissaire du Gouvernement fera saisir les prévenus présents, contre lesquels il existerait des indices graves, et, après les avoir interrogés, décernera contre eux le mandat de dépôt ». ), il n’est pas interdit au Magistrat instructeur d’exercer ces mêmes prérogatives dans le cadre d’une information judiciaire ( art.46 CIC : « Le juge d’instruction, dans tous les cas réputés flagrant, peut faire directement et par lui-même, tous les actes attribués au Commissaire du Gouvernement, en se conformant aux règles établies au chapitre des commissaires du gouvernement ».

Alors, au regard de ces deux articles, il y a une compétence partagée dans la privation de liberté entre le Commissaire du Gouvernement et le Magistrat instructeur selon le stade de la procédure pénale. En tout état de cause, l’un ou l’autre peut décider à sa discrétion de priver un individu de son droit à la sûreté. La seule tentative de limite qu’aurait fait le législateur est le fait d’employer le mot « grave ». Ce mot qui ne peut en aucun substituer à la nécessité d’expliciter les cas qui auraient dû conduire à la privation de liberté afin d’éviter l’arbitraire.

Car de toute façon les cas s’avéreraient toujours graves aux yeux du juge judiciaire et du Commissaire du gouvernement, qui plus est, a la qualité d’autorité de poursuites et qui ne devrait en principe pas décider en même temps la détention de l’individu ( ce dernier devrait confiner à la privation de liberté individuelle dans son pouvoir de placement en garde à vue). Plus loin, le juge instructeur se voit conférer un pouvoir étendu en matière de privation de liberté quand le législateur précise à l’article 48, alinéa 2 du CIC que « Néanmoins, le juge d’instruction délivrera, s’il y a lieu, le mandat d’amener et même le mandat de dépôt sans que ces mandats doivent précédés des conclusions du commissaire du gouvernement ». Ici, la gravité des atteintes à la liberté est beaucoup plus importante et il est à se demander si les Messieurs au Bicentenaire ( les Parlementaires) ne sont jamais tombés sur cette disposition.

Car non seulement le magistrat instructeur a un vaste champ libre devant lui pour apprécier à sa discrétion tous les cas dans lesquels il estime que la privation de liberté est permise, mais le législateur lui donne la possibilité de n’accorder aucune importance à un équilibre judiciaire que pourrait tenter lui soumettre le Commissaire du gouvernement en tant que défenseur de la société.

Car l’absence explicite et exhaustive des situations qui peuvent conduire à la privation de liberté risque de conduire à des arrestations et détentions arbitraires. Car le principe « évasif de nécessité » proclamé à l’article 25 de la Constitution ne peut constituer une barrière à l’arbitraire des juges auquel s’exposent les individus puisqu’il n’y a aucune articulation entre ce « principe de nécessité » et un cas ou des cas concrets . Il est donc urgent de pallier ce flou juridique par une construction jurisprudentielle que la Société civile peut valablement inciter.

B- L’oubli de la place de Commission interaméricaine des droits de l’homme dans la privation de liberté par la Société civile

Il semble que ni la société civile, c’est-à-dire les Organisations des droits de l’homme en Haiti, ni le Protecteur des citoyens ne songent à la place de la Commission interaméricaine dans la protection des droits de l’homme. Pour rappel, la mission primaire de la Commission interaméricaine est la protection et la défense des droits de l’homme au sein des Etats parties à la Convention de 1969.

Il est vrai quelamission relative à la protection des droits de l’homme est conférée à la fois par deux institutions: la Commission interaméricaine des droits de l’homme et la Cour interaméricain des droits de l’homme. Si la première a une mission d’organe administratif en matière de promotion et de défense des droits humains (Art. 106, Charte de l’OEA), la seconde joue un rôle d’organe judiciaire de contrôle du respect des droits de l’homme au sein de chaque État.

Sur la base de la mission consultative, la Commission peut nous aider à résoudre ce flou juridique qui compromet l’Etat de droit au sein de notre société. Il convient de préciser que l’article 44 de la CADH affirme que « Toute personne ou tout groupement de personnes, ou toute entité non gouvernementale légalement reconnue dans un ou plusieurs Etats membres de l’OEA » peuvent présenter à la Commission des pétitions, en leur propre nom ou au nom de tiers, pour dénoncer toute violation présumée de l’un des droits de l’homme reconnus, selon le cas, dans la Déclaration américaine ou la Convention américaine relative des droits de l’homme.

Alors, pourquoi aucune entité reconnue, comme une organisation des droits humains ou le Protecteur des citoyens, n’a jamais saisi la Commission interaméricaine pour constater les cas de violations graves à la privation de liberté au sein de notre ordre juridique interne à travers les actes attentatoires décidées par la puissance publique?

Fait à Paris, le 22 août 2019.

Guerby BLAISE

Doctorant-chercheur en Droit pénal et Procédure pénale

Université Paris Nanterre

Avocat et Professeur à l’Université

E-mail : kronmavie@yahoo.fr