Les solidarités familiales : une aubaine pour les jeunes en Haïti

Quand on parle de « jeune » en Haïti, il faut bien comprendre que ce concept ne renvoie pas à une condition d’homogénéité. On doit le concevoir sous l’angle de la multiplicité de conditions et de réalités sociales et économiques différentes. En Haïti, la population présente une structure de jeune. Plus de la moitié de la population haïtienne a moins de vingt et un (21) ans.

Selon le dernier recensement de 2003 réalisé par l’IHSI, pour une population totale de 7 929 048 habitants, les moins de 18 ans étaient au nombre de 3 677 357, soit environ 50% du total. Les projections de l’IHSI pour 2015 mentionnent déjà une population totale de 10 432 111 habitants dont 20,9% de jeunes entre 15 et 24 ans. Cependant, la majorité de ces jeunes vit dans des contextes marqués par la frustration, l’attente désespérée et l’incertitude à l’avenir. Quant à ceux qui s’efforcent de s’adapter aux systèmes scolaire et universitaire, ils se trouvent généralement en grandes difficultés à intégrer le marché de l’emploi.

Par rapport à cette situation, il y a le comportement irresponsable et délétère de l’Etat haïtien vis-à-vis de cette catégorie sociale. Mis à part de ses interventions limitées liées surtout à des programmes populaires d’assistances ponctuelles s’inscrivant dans le cadre des politiques sociales, il y a une absence totale et complète de politiques sectorielles de l’Etat en matière d’insertion et d’intégration des jeunes dans la vie nationale.

Au regard de cette absence flagrante de l’Etat, qui n’est plus à même d’offrir des services d’aide minimum et de garantir une pleine protection aux jeunes contre leur situation de précarité socio-économique, la famille, structurée par des liens solides, affectifs et multiformes, devient alors un vecteur de compensation de la dynamique d’encadrement et de protection des jeunes.

C’est à ce niveau que les solidarités familiales vont être manifestées comme une sorte de cohésion grâce à laquelle les membres d’un groupe social (famille élargie ou le réseau familial) ont à cœur les intérêts des uns et des autres (Dandurand et Ouellette, 1992). En d’autres termes, les solidarités familiales concernent les soutiens intrafamiliaux et les autres ressources familiales enracinées dans la communauté (Van Pavenage, 2009). Les solidarités familiales peuvent prendre systématiquement de multiples formes, des échanges de biens (cadeaux, circulation d’argent, dons, prêts etc.) et services (services domestiques, la garde ou les soins prodigués aux enfants) au soutien moral (affectif, informationnel, relationnel) que peut offrir un membre de la famille (ibid.).

Par ailleurs, d’un point de vue anthropologique, la figure traditionnelle de la famille haïtienne demeure et caractérise par le vivre-ensemble. Jean Feland (2016) avance la logique de l’habitus communautaire et le principe de la solidarité pour parler de la famille haïtienne. Autrement dit, cette dernière est animée traditionnellement et culturellement par le sentiment de responsabilité et motivée par l’esprit de surprotection familiale vis-à-vis de leurs membres. De ce point de vue, la solidarité familiale devient une obligation familiale en rapport aux soutiens moraux et financiers vis-à-vis des jeunes dans le pays.

En outre, avec une économie haïtienne incertaine sujette à des changements soudains, et qui provoque de forts taux de chômage particulièrement au niveau des jeunes, la solidarité familiale sert ainsi de soupape de soutiens financiers et matériels aux jeunes en Haïti. C’est dans cette perspective du support familial qu’ils peuvent répondre à leurs besoins. D’ailleurs, pour la plupart des cas, il s’agit des jeunes qui ont passé tout leur vécu à se traîner dans leurs zones, sans pouvoir organiser leur vie et faire des projections dans l’avenir. C’est de ces conditions que nous pouvons remarquer, un tant soit peu, une dynamique de soutien des parents vis-à-vis de l’enfant et qui est inscrite dans une perspective de surprotection familiale face à la difficulté du jeune dans la satisfaction de ses propres besoins.

Toutefois, cette pratique de solidarité familiale n’est pas sans effet sur l’économie nationale et le développement psychosocial du bénéficiaire. D’une part, elle détourne l’offre du travail en rendant celui-ci dépendant du support familial au lieu de chercher un emploi. Ce qui peut rendre le jeune encore plus vulnérable à un arrêt de tout soutien familial. D’autre part, le fait que la solidarité familiale apparaît dans un contexte où le jeune vit des expériences de privation des droits fondamentaux et d’exclusion au sein de la société, cela peut provoquer des modes de mépris personnel du sujet par rapport à ces expériences (Honneth, 2007).

Cette forme de mépris constitue donc une atteinte à l’intégrité sociale du jeune et peut le porter à une perte de respect de soi, « c’est-à-dire à l’incapacité de s’envisager soi-même comme un partenaire d’interaction susceptible de traiter d’égal à égal avec tous ses semblables » (ibid.). A cette phase, le jeune se sent implicitement n’avoir pas le même degré de responsabilité morale que les autres membres de la société et développe alors une relation pratique à soi fondée sur la perte de l’estime de soi.

Sources

Dandurand, Renée B. & Ouellette, Françoise-Romaine (1992). Entre autonomie et solidarité. Parenté et soutien dans la vie de jeunes familles montréalaises. Rapport présenté au Conseil québécois de la recherche sociale, Montréal : IQRC.

Honneth, Axel (2007). La lutte pour la reconnaissance, Ed. du Cerf, Paris

Jean, Feland (2016). « Penser la famille haïtienne d’aujourd’hui ». Le National, publié le 3 mars, www.lenational.com. Consulté le 28 août 2019.

Van Pevenage, Isabelle (2009). Pourquoi agir : Comprendre les solidarités familiales. La recherche : un outil indispensable. Fiches synthèses de transfert de connaissances. Sous la direction de Dandurand, Renée B., Kempeneers, Marianne & al. Montréal : partenariat Familles en mouvance et dynamiques intergénérationnelles, INRS.

Jude ROSIER, Économiste/Sociologue