Haïti : Le bogue de l’an 2020

Il y a 20 ans, décembre 1999, directeur exécutif du Group Croissance, j’écrivais un article dans notre hebdomadaire, La Lettre de Conjoncture, «Haïti: le bogue de l’an 2000 ». L’équipe de la foire technologique INFOTEL du Group Croissance qui sillonnait le pays dans le cadre de la campagne «Alphanétisation» alertait les organismes publics et entreprises privées disposant d’un système informatique de leur risque d’obsolescence.

En effet, lors du passage informatique à l’an 2000, on craignait de nombreux dysfonctionnements, car certains ordinateurs n’étaient pas programmés pour passer à l’an 2000, car ils risquaient d’afficher 1900 à la place de la nouvelle année. Dans certains cas,  certains programmes et équipements étaient trop anciens pour pouvoir être réparés et la solution passait par leur remplacement par des progiciels compatibles avec l’an 2000.

Cette fois, une nouvelle décennie démarre sur fond d’un profond malaise sociétal,  un bogue de l’an 2020, résultant d’une double incompatibilité, celle des rêves d’une génération en opposition avec la société traditionnelle et celle d’un pays incapable de participer au progrès de l’économie mondiale qui a redessiné la carte géopolitique. En réalité, il ne fait aucun doute que l’organisation sociale actuelle est déphasée par rapport aux aspirations des jeunes et est coupée  des défis planétaires économiques, technologiques, environnementaux qui constituent l’agenda majoritaire des pays.

Plusieurs questions se posent aujourd’hui en Haïti : Les intérêts des plus riches sont-ils compatibles avec les intérêts des plus pauvres ? La couverture des soins de santé, les services publics d’éducation et de formation des plus pauvres sont-ils des priorités dans le budget du pays ? Le pouvoir d’achat de la classe moyenne permet-il à cette classe de survivre ? Où sont les opportunités économiques pour cette population jeune, de plus en plus urbanisée et branchée sur le Net ? L’accès à une conscience historique et une culture citoyenne est-il uniquement réservé à  certains intellectuels ?  En attendant les réponses,  l’offre de solutions disponibles est trop en décalage avec les enjeux de la décennie pour subir de simples retouches cosmétiques. Le tissu social est trop abîmé pour être recousu, car déchiré  par des clivages générationnels, politiques et sociaux. La déferlante contagieuse du « printemps des peuples » exige de nouveaux matériaux et surtout une autre grille de lecture au-delà des réductions simplistes gauche, droite, duvaliéristes, lavalas, tèk kale. Facebook, Twitter, Instagram, WhatsApp bouleversent la donne et rendent aujourd’hui insupportables les inégalités sociales, la corruption et l’absence de services publics de base minimaux, peu importe le gouvernement.

Si pour le bogue de l’an 2000, il suffisait de changer quelques logiciels, le bogue de l’an 2020 nécessite une profonde transformation des rapports sociaux qui n’est possible que par une conscience historique et culturelle, donc une nouvelle éducation (voir le curriculum du nouveau secondaire). Mais, à court terme, il requiert au démarrage des professionnels capables, sans improvisation, de concevoir et mettre en place ces nouveaux « logiciels sociétaux », pour bousculer cette société traditionnelle qui campe sur ses privilèges, armée jusqu’aux dents. Sinon, cette poudrière qui couve toute les récentes contestations sociales finira par exploser.

Entre-temps, cette nouvelle « génération WhatsApp » qui se forme autrement, se mobilise autrement est en train de se faire sa propre idée des solutions d’avenir pour Haïti, loin de la bataille partisane et de la grande cacophonie de certains  médias traditionnels. Face à l’impuissance collective de la classe politique et économique actuelle, qui sait si la solution durable au bogue sociétal de l’an 2020 ne viendra pas de cette nouvelle conscience politique, éthique qui émerge.

Je conclus comme il y a 20 ans dans la Lettre de Conjoncture du Group Croissance: «Si Haïti ne prend pas le train de la modernité pour «alphanétiser» sa jeunesse, réformer son économie pour plus de croissance et de solidarité, la bombe du chômage des jeunes explosera et le pays entier deviendra un vaste musée du Moyen-Ậge où la loi de la horde remplacera l’ordre social et l’État.»

26 décembre 2019.