De la classification des parlementaires haïtiens

Le Parlement est un espace de pouvoir politique stratégique. De plus en plus, des hommes et des femmes politiques qui minimisaient la fonction parlementaire se rendent compte de l’étendue des pouvoirs que profèrent l’adhésion à cette prestigieuse institution, déjà bi-séculaire, qui a offert sa tribune à de prestigieuses personnalités, lesquelles ont fortement marqué l’histoire politique de ce pays.

Si par essence, le présidentialisme a marqué de son sceau la politique haïtienne, cela ne fait pas pour autant du parlement, un espace de dilatoire. D’ailleurs, depuis la chute des Duvalier, le régime politique haïtien ne cesse de laisser entrevoir ses penchants parlementaires au point de faire de la présidence presqu’une « magistrature d’influence ». Les souvenirs de la dictature ont aveuglement poussé les constituants de 1987 à faire du Parlement le centre névralgique du pouvoir politique haïtien. De la 44e à la toute dernière législature, sans manquer les innombrables figures qui ont siégé au Senat de la République durant cette même période, le parlement s’est fait le répertoire de personnalités diverses qui, bien que portant tous la casquette de parlementaires, se diffèrent par leurs comportements, caractères et la façon dont ils font choix d’exercer leur mandat. Pour diverses raisons, certains arrivent à imposer leur leadership tandis que d’autres, non. Certains interviennent régulièrement, alors d’autres qui haranguaient durant leur campagne, sont réduits au silence dans l’assemblée. Qui sont les plus influents ? Lesquels ne le sont pas ? Ce sont ces considérations et la nécessité de saisir ces nuances qui ont motivé cet exercice de classification inspiré par un travail presque pareil réalisé par Ralph Nader dans les années 1970 sur les parlementaires états-uniens qui est présenté dans son livre « Who run the Congress? » articule dans son ensemble l’observation d’un intellectuel qui a marqué l’histoire politique américaine à la fois par ses écrits, mais pour avoir aussi légué un héritage politique mondial, à savoir le Green party.

Dans sa classification, une liste de dix catégories de parlementaires a été dressée. Étant donné que les assemblées parlementaires sont généralement traversées par de nombreux courants et ne font généralement pas face aux mêmes enjeux et réalités, cela fait que la liste qui sera présentée dans ce texte, ne reprend pas totalement la classification de Nader.

Cette classification tient compte des nuances et spécificités des parlementaires haïtiens et de la structure du parlement haïtien parce que la configuration et les enjeux d’un Parlement variera certainement en fonction du type de régimes politiques, de la réalité de l’assemblée, tout comme un même Parlement peut se distinguer par ses législatures.

Dans les dix catégories que Nader a énumérées, quatre sont gardées (les circonscriptionnistes, les orateurs, les francs-parleurs, les grimpeurs) et trois sont fusionnées (bourreaux de travail, spécialistes et procéduriers) pour former une catégorie qui est appelée « les techniciens ».

Trois catégories ont été mises de côté, pour en proposer quatre nouvelles (les stratèges, les neutralisés et les fidèles partisans et les opposants farouches).

Dans l’espoir que ce travail a été d’une certaine utilité pour mieux saisir et comprendre ceux et celles qui sont considérés comme les représentants du peuple, je vous propose dans les lignes qui suivent les différentes catégories.

  1. Les stratèges

Sont appelés « stratèges », les députés et sénateurs qui ont le sens et la capacité de drainer derrière eux une majorité de parlementaires pour défendre leur cause. Réputés pour leur capacité d’influence et leur notoriété sur l’assemblée, ces élus, beaucoup plus que leurs collègues sont la roue qui fait tourner le parlement. Dans le sens de leurs intérêts. Ce qui importe ici, ce n’est pas de les juger, mais de situer leurs actions. Ils ont assez souvent une longue expérience dans l’assemblée, en ce sens qu’ils ne sont pas à leur première législature, ou du moins, leur expérience du milieu politique remonte à si longtemps, que même lorsqu’ils seraient à leur premier mandat, ils disposent déjà de suffisamment de connexions pour savoir où et quand tirer les ficelles.

Les stratèges ne sont pas toujours et forcément des chefs de groupe, mais ceux ou celles qui sont capables de rallier aisément des collègues à leurs positions. Leur vraie et véritable force réside dans leur capacité d’influence sur la foule et/ou ceux qui dirigent. Difficile de réussir sans ces derniers. Ils règnent en maîtres sur leurs miniroyaumes. Probablement, quelques-uns vous montent déjà à l’esprit.

  1. Les techniciens

Il faut compter en second lieu, « les techniciens » qui sont des parlementaires qui ont un sens particulier pour les résultats. On peut les diviser en trois sous-groupes : les « bourreaux de travail », les « spécialistes » et les « procéduriers ».

Les « bourreaux de travail » se retrouvent dans les commissions. Ils/elles ne se contentent pas d’être des figurants, mais travaillent en vue de fournir des résultats. On n’a qu’à regarder le nombre de propositions de lois déposées par ces personnes.

Quant aux « spécialistes » ce sont ceux qui choisissent un domaine bien particulier dont ils se font les voix autorisées et avisées, ce qui fait en retour leur renommée. Mis à part leur niveau intellectuel, ils participent activement aux travaux de commission. Ils ne ratent pas un seul appel de l’assemblée, pas une occasion pour faire valoir leur point de vue et faire avancer le débat par des arguments solides.

Comme dernière souscatégorie, ce sont les procéduriers, qui, pour leur part, sont ceux qui maitrisent scrupuleusement les détails de la procédure législative, une technique qui leur permet dobtenir des victoires qu’ils ne pouvaient espérer remporter autrement.

  1. Les orateurs

Pendant longtemps ce fut le modèle tant apprécié du public haïtien, ces tribuns, grands orateurs qui, lorsqu’ils gravissent la tribune peuvent pérorer pendant longtemps, citant de grands auteurs et parler dans un langage châtier. Ces parlementaires possèdent la rare faculté de cogiter profondément alors quils parlent, et que senchainent sans interruption leurs phrases harmonieusement balancées. Le parlement haïtien, historiquement ne manque pas de ces hommes que nombre d’auteurs souvent relatent les prises de parole dans les séances toujours suivies de flots d’applaudissements. En ces temps, des jeunes faisaient souvent l’école buissonnière quand des séances intéressantes étaient annoncées au Parlement pour voir leurs idoles qui haranguent l’assemblée. Intervenant surtout en français, ces admirés tribuns, n’étaient pas toujours du plus grand nombre, inspirant de lexemple de Cicéron et d’autres grands orateurs de l’antiquité, qui déchaînaient lenthousiasme de leur auditoire. L’un des meilleurs exemples de tribuns reste Emile SaintLot qui avait ce grand pouvoir « d’attirer des foules enthousiastes au Palais législatif qui venaient l’admirer, l’applaudir et se régaler de ses éblouissantes démonstrations de virtuosité oratoire » nous raconte Charles Dupuy dans ses Coins de l’histoire.

  1. Les Francs-parleurs

Si les orateurs ont le don de parler, il ne faut pas les confondre avec les « francsparleurs » qui n’ont aucun souci d’haranguer leur public par des envolées oratoires. Eux-mêmes sont plutôt différents, en ce sens qu’ils ninterviennent pas pour la galerie. Ils ont certes eux aussi une certaine facilité délocution, mais se différencient « par leur caractère plus bref, plus brutal, plus politique ». Chaque de leurs interventions est une « bombe » qui dérange les sommeils. Aimés presqu’à la même dimension quils sont haïs, les « francs-parleurs » ont lart de toucher avec facilité de dossiers brulants. Ils ne font pas toujours lunanimité, mais leur voix pour la presse est toujours dune grande utilité. Gabriel Fortuné par exemple est un franc-parleur qui s’était fait distinguer durant son mandat de sénateur par les dossiers brulants quils soulevaient inlassablement. Autre franc-parleur, c’est l’ex-sénateur Moise Jean Charles est qui s’était fait remarquer par ses formules et sorties qui enlevaient tout sommeil aux « Tèt Kale ».

  1. Les circonscriptionnistes

Tous les parlementaires n’ont pas le même attachement à leur circonscription. Certains y sont accrochés à un point tel qu’ils s’y rendent plusieurs fois par semaine. Leur attention à leur mandant est exceptionnelle. Rencontres, subventions, rentrée scolaire, funérailles, fêtes patronales, maladieils en sont très attentionnés. Cette attitude s’explique par leur désir de réélection, afin de ne pas perdre leurs ancrages au profit de néophytes. Lorsqu’ils sont dans la capitale, la plupart du temps, on les retrouve accompagner de leaders d’organisations de leur circonscription à la recherche de subventions dans les institutions publiques et des fois privées. Ils sont très concernés par les problèmes immédiats affectant leurs mandants.

  1. Les grimpeurs

Certains parlementaires n’ont pas la prétention d’avancer à la même vitesse que dautres. Ils sont certes eux aussi des élus, mais usent la patience comme arme pour atteindre le sommet. Ceux qui font partie de cette catégorie se tiennent constamment au côté de leaders pouvant leur apporter aides et soutiens nécessaires à leur ascension. Ils admettent leurs lacunes et acceptent dapprendre des stratèges. Il ne faut pas toutefois les prendre pour de simples suiveurs. Leur obéissance et leur loyauté s’inscrivent dans une stratégie à compenser leur faiblesse par rapport aux manitous, aux carriéristes du parlement qui peuvent facilement les mettre hors d’état de nuire. Les grimpeurs viennent pour apprendre. Ils s’allient aux anciens, à ceux réputés les maîtres du lieu, pour grandir paisiblement.

  1. Les neutralisés

Les neutralisés sont des personnalités qui, au regard de tous, devraient occuper dans les assemblées parlementaires des places importantes et jouer un rôle de premier plan, mais à la surprise de tout le monde, sont effacées. Au final, elles sont certes élues et profitent des privilèges qui vont avec la fonction, mais ne sont d’aucune influence dans l’assemblée. En général, cela est dû au fait qu’à un moment donné, elles ont commis l’erreur grave de nourrir prématurément de trop grandes ambitions. Comme la dit Yvon Neptune « on nentre pas en politique comme on entre en religion ». Cest une façon de dire que dans une assemblée politique, surtout parlementaire, un nouveau venu dont on estime que les ambitions ne correspondent pas à son expérience politique, il peut être neutralisé par les anciens. La politique a ses règles. Réussir en politique implique le respect des règles du jeu politique. Chaque action, chaque ambition à un coup. Et un instant manqué, une occasion mal exploitée, une simple erreur peut déstabiliser une figure intéressante qui sera pour le reste de son mandat « neutralisé ». La seule opportunité qui reste aux neutralisés est la porte médiatique, parce que leurs funérailles ont déjà été chantées par lassemblée.

  1. Les fidèles partisans

Tous les parlements du monde disposent de ces hommes et femmes qui, par stratégie ou relations antérieures se font de fidèles et d’aveugles partisans. Par fidèle partisan, il faut voir un allié sûr dont l’attachement au pouvoir – ou du moins au président, est inébranlable. Dans tous les parlements du monde, on rencontre ces modèles de parlementaires qui servent la cause de l’Exécutif et qui sont aussi considérés comme étant des alliés impénitents sur qui le président peut compter pour lui faciliter le rapport avec l’assemblée et l’informer des tendances. En un mot, les fidèles partisans sont les oreilles, les radars de l’exécutif. Souvent, leur fidélité leur apporte généralement de grands avantages.

  1. Les opposants farouches

En même temps qu’il y a des partisans fidèles qui choisissent de se faire le relais de l’Exécutif, il y a aussi de ces hommes et femmes qui par conviction ou par stratégie, se font les farouches opposants des pouvoirs en place, en choisissant d’affronter toutes les actions et projets gouvernementaux. Ils sont intransigeants sur leur position et leur souci est de conduire l’Exécutif à l’échec. Ils sont systématiquement « contre ». On reconnaitra que cette catégorie même si elle est minoritaire,rend des fois un grand service à la démocratie dans la mesure elle participe toujours activement à dénoncer des décisions qui passeraient sous silence en absence de toute transparence, laquelle est un principe de bonne gouvernance.

Conclusion

Nous avons donc vu à travers cet exercice de catégorisation de nos parlementaires, la réalité à laquelle ces derniers font face, une fois leur pouvoir validé. Le parlement, loin d’être un espace où les élus s’entendent pour la défense des intérêts communs, est surtout un lieu de pouvoir où constamment se disputent des stratégies individuelles pour la réussite de chaque mandat. Tous, pour plusieurs raisons, n’ont pas le même poids dans la balance et c’est ce qui occasionne la différenciation des méthodes à utiliser et la réalité aussi qui va occasionner tel ou tel statut. Ainsi, certains pour réussir, sont obligés de grimper, d’autres d’être des techniciens, des orateurs ou francs-parleurs. Alors qu’au sommet, on retrouve les stratèges qui tirent les ficelles et donnent le ton, pendant que d’autres sont tout simplement de fidèles partisans, qui servent l’exécutif ou qui suivent le courant. Et d’un autre côté, on retrouve les opposants farouches qui donnent du fil à retorde au gouvernement et ceux et celles qui, par ambition trop vite dévoilée, sont vite neutralisés. Et d’autres, enfin de compte qui, par stratégie, par prudence ou tempérament, se confinent timidement à leur circonscription pour s’assurer de leur paisible réélection.

Par-delà cette classification, on admettra aussi que chaque législature ou renouvellement du Sénat vient avec des figures rares, des personnalités qui brillent par leur singularité ou qui se distinguent par leur caractère insolite. On peut citer comme exemple, Jean Hector Anacasis qui était surtout reconnu pour son talent d’humoriste, ou encore ce député de la 50e, Denis Saint-Fort, devenu la vedette des médias sociaux grâce à une photo rendue publique lors d’une séance en assemblée où il dormait comme un loir.

A vous alors de voir à quelle (s) catégorie (s) appartiennent nos représentants pour comprendre leur poids, leurs atouts, leurs stratégies ou la réalité qui justifie leur effacement.

NB : Ce texte n’a aucune prétention d’exhaustivité. Les lecteurs sont mêmes priés d’alimenter ce débat pour mieux comprendre et situer nos élus au parlement.

 

Roudy Stanley PENN

Directeur General PoliticoTech

Présentateur de Politoscopie