Crime Royal

Une nouvelle littéraire de Margaret Papillon

Dimanche 23 février 2020 ((rezonodwes.com))–

L’attente dans l’établissement pénitentiaire fut très longue. J’entendais le bruit lugubre des portes des cellules qui grinçaient sur leurs gonds en s’ouvrant et se refermant à n’en plus finir en me demandant quand j’allais être capable de voir enfin ma cliente.

Au fait, j’étais très impatient de la rencon- trer, jugeant que c’était une très bonne façon de « célébrer » mon entrée en fonction dans le fameux cabinet Piard & Perrault à qui un certain Adrien Foucault avait confié cette cause délicate. J’avais besoin d’un cas difficile pour prouver à mes nouveaux employeurs que j’é- tais à la hauteur de la réputation de leur étude, reconnue pour traiter des affaires ardues, voire inextricables.

Je ne la connaissais pas du tout cette femme accusée de meurtre et j’étais à ma première visite dans cette prison macabre. Mais, ce qui était certain c’est qu’elle était là depuis trois ans sans avoir vu l’ombre d’un juge et que je l’avais prise en pitié. Je savais le système judiciaire haïtien défaillant, si rien n’était fait elle pourrait encore passer une bonne demi-douzaine d’années enfermée entre ses quatre murs sinistres sans que sa culpabilité ait été prouvée.

Quand j’avais pris connaissance de ce cas, j’avais tout de suite demandé à ce qu’on me confie celui-ci. En effet, le dossier d’Audrey Turnier me fascinait, et cela, pour mille et une raisons.

Machinalement, j’attrapai le journal qui fai- sait partie de la documentation et me préparai à relire l’article concernant le crime dont ma cliente s’était vu attribuer la paternité…

Il y était écrit…

Au moment où j’allais prendre lecture, la porte de la salle d’attente s’ouvrit pour livrer passage à… Audrey.

Elle était beaucoup plus jeune que je ne le croyais au prime abord, mais elle paraissait plutôt mal en point. Elle avait les joues creuses et les os de la clavicule et des épaules saillants. Ses cheveux, auburn, étaient retenus par un chignon austère, ce qui rendait son visage sévère alors que son regard avait l’air doux. Elle donnait tout à fait l’impression d’un être habité par un profond tourment. Rien d’agres- sif ou de violent pourtant ne transpirait de sa personne.

J’avais peine à croire qu’une femme jeune et faisant partie de la classe aisée de ce pays pouvait être l’assassin d’un homme du peuple.

Je me levai tout de suite pour lui tendre la main. Sa menotte délicate tremblait un peu lors de ce bref contact.

J’attendis qu’elle soit bien assise pour ouvrir mon dossier.

 – Permettez-moi de me présenter, je suis maître Jean-Philippe Audain, dis-je après m’être raclé la gorge….

Audrey n’émit pas un mot se contentant de hocher la tête.

– … Je suis du cabinet Piard & Perrault, chargé de votre défense…

Cette nouvelle information fut accueillie avec la même indifférence par ma cliente.

Pour la secouer un peu, je lâchai tout de go :

– J’ai ici le rapport médical du Dr. Herbert Verna qui établit que vous êtes en parfaite santé mentale !

–  …

– J’ai aussi les dépositions de votre famille, de vos amis, de vos camarades de classe et de vos collègues de bureau qui confirment le diagnostic dudit docteur…

– …

Face à son persistant mutisme, je commençai à perdre patience.

– Écoutez, Madame Turnier, si vous désirez que je vous sorte de ce trou à rats, il va falloir collaborer… sinon je demanderai au cabinet de bien vouloir désigner quelqu’un d’autre à ma place…

– Mademoiselle Turnier ! protesta soudain cette dernière.

– Pardon ? m’exclamai-je, surpris, mais heu- reux de cette première réaction.

Que ma cliente daigne s’exprimer tout à coup, tenait du miracle. Maître Réginald Stines à qui cette cause avait été confiée avant moi n’avait pas pu lui tirer les vers du nez et avait dû renoncer à défendre l’accusée.

En effet, il n’y avait rien de plus horrible pour un avocat que de travailler avec un inculpé hermétique.

– Mademoiselle Turnier, pas Madame… Je n’ai jamais été mariée… du moins, la date de mes noces était déjà fixée quand ma vie allait être totalement bouleversée par la faute de… ce monsieur que j’ai… que j’ai… rayé volontai- rement de la surface de la Terre…

La surprise me laissa sans voix !

– Euh… êtes-vous consciente d’être en train d’affirmer… ou plutôt de… confirmer que vous êtes vraiment l’auteur de ce meurtre ? lui fis-je remarquer.

– Bien sûr, j’en suis parfaitement consciente et je désire fortement, très fortement… que le monde entier en soit averti !

Je ne pus lui cacher ma stupéfaction.

– Je comprends votre étonnement, mais sachez que je me suis moi-même rendue à la police et… ce n’est pas par hasard.

– Oui, justement, j’ai pris aussi connaissance de ce fait dans votre dossier et je vous avoue que cela m’a quelque peu décontenancé. En gé- néral, les gens qui accomplissent un acte comme celui-ci prennent immédiatement la clé des champs… La sentence peut être lourde… J’aimerais saisir vos mobiles pour… mieux assurer votre défense. Excusez-moi de vous poser la question de but en blanc… ce mon- sieur… était-il votre amant ?

Audrey poussa un interminable soupir de lassitude…

– Ceci est une très longue histoire. La ra- conter me répugne à un point extrême, néan- moins j’y serai bien forcée…

– Je crois… que ce serait une sage décision de votre part de passer aux réels aveux, car vos chances d’acquittement se réduisent de minute en minute… votre cas est plutôt complexe… Une femme de la bourgeoisie qui assassine un homme du peuple… il y a de quoi alimenter toutes sortes de cancans. C’est un fait rare. D’autant plus que… sur votre dossier il est annoté : Crime passionnel… Le commissaire de police en charge de cette affaire avait-il de bonnes raisons de dénommer ainsi le délit commis ?

– Oh, il n’a rien compris ce fameux com- missaire, protesta Audrey avec véhémence, son jugement est totalement erroné !

– Alors, je vous écoute…

– Cela risque d’être assez long…

– J’ai tout mon temps, ne vous en faites pas, je vous ai réservé ma journée…

– Bon, dans ce cas-là… je m’en vais vous re- later mon histoire.

À ces mots, Audrey Turnier se leva et se mit à faire les cent pas dans la pièce en se tordant nerveusement les mains. Son tourment était palpable.

J’attendis patiemment qu’elle veuille bien… accoucher…

Finalement…

– Cette histoire remonte à quatre ans aupa- ravant… Celle-ci a débuté le samedi 2 février 1974 exactement. Je vais d’abord vous faire un résumé de ma vie, fort belle et fort passion- nante, à ce moment-là. J’avais à peine terminé mes cours de secrétariat, à la prestigieuse institution de Christ-Roi, que j’avais déjà un emploi. J’étais fière et heureuse de ma situa- tion. 22 ans et des poussières… un travail intéressant pourvu d’un salaire mirobolant et une relation amoureuse à son beau fixe… puisque la date de mes noces était arrêtée. Mon fiancé et moi étions en train d’acquérir un terrain du côté de Pèlerin 6, un quartier magnifique, en vue de construire la maison de nos rêves… enfin… j’avais tout pour être satisfaite de mon sort et j’en remerciais Dieu, en bonne citoyenne éduquée à l’école catho- lique, de m’avoir comblée de tant de bienfaits ! Et puis, un beau matin, ma vie bascula de manière totalement inattendue… Une guigne têtue s’appropria de mon existence !

J’avais demandé un jour de congé à mes patrons pour me rendre à la Banque Royale du Canada, où mon futur mari et moi avions ouvert un compte commun, dans le but de faire le retrait d’une somme importante, que je devais remettre à Me. Gregory Savain, le notaire familial, pour régler cette affaire d’acquisition de terre. J’y étais allée seule, parce que mon fiancé, qui travaillait dans l’administration publique, devait participer à une réunion cruciale avec son ministre de tutelle, se retrouva incapable de m’y accompagner. Il était donc indisponible la journée entière.

Tout se passa parfaitement bien jusqu’au moment de quitter la banque.

J’avais à peine franchi le seuil de ladite institution, mon sac à main serré sous mon ais- selle, quand je reçus une magistrale baffe.

Ma stupéfaction fut totale.

Puis, c’est dans un épais brouillard des plus affreux que je sentis une pluie de gifles s’abat- tre soudainement sur mon visage.

Une voix virile hurlait :

– Je te trouve enfin, petite salope ! Tu t’es le- vée du lit tôt ce matin en catimini pour rejoin- dre ton amant. Espèce de dévergondée ! De plus, qu’est-ce que tu fais ? Tu vas prélever de l’argent à la banque pour l’offrir à ce fainéant. Moi, je bosse dur et toi tu gaspilles ! Tu devrais avoir honte, femme de mauvaise vie… Une bonne correction, voilà ce que tu mérites !

Et les coups pleuvaient, pleuvaient, pleu- vaient. Et moi, l’ébahissement m’avait enlevé mes moyens de défense. Il ne me donnait, sciemment, pas le temps de reprendre mon souffle… J’étais à terre qu’il me lançait encore des coups de pied aux flancs. Une bastonnade en règle… jusqu’au moment où il put tirer de mon aisselle ma bourse bourrée de beaux billets de banque tout neufs…

À ces derniers mots, Audrey éclata en san- glots.

Je comprenais sa peine et attendit patiem- ment qu’elle recouvre ses esprits.

Après un temps qui me parut long, alors que son reniflement persistait, j’osai :

– Et pourquoi… votre fiancé… s’est-il montré aussi vil quand il savait pertinemment que cette somme devait servir à l’achat d’une terre ?

– Ce… n’était… pas mon… futur époux… ! me répondit-elle entre deux hoquets.

– Ah bon, m’étonnai-je totalement renversé par cette nouvelle abasourdissante.

– Non, ce… monsieur était… pour moi… un parfait inconnu…

– Ça alors, ne pus-je m’empêcher de m’exclamer, difficile à croire, mais qui d’autre s’arrogerait-il le droit de vous traiter de la sorte ?

Audrey Turnier me lança un regard noir.

Elle sécha ses larmes. Et reniflant bruyamment elle lâcha :

– Parce que, pour vous, cela aurait été normal de la part de mon fiancé de m’infliger pareille humiliation en public ! enragea-t-elle. Le machisme primaire qui prévaut dans ce pays donne à un homme la liberté de molester une femme avec autant de brutalité sans que cela puisse choquer quiconque.

– Écoutez, vous déformez ma pensée…

– Non, je parle en connaissance de cause. Ce que vous dites à l’air anodin, pourtant cela est inscrit dans la mentalité des gens… Une foule de badauds nous avaient entouré ce monsieur et moi, néanmoins personne n’a protesté en l’entendant gueuler et en le voyant me taper dessus. Pour tout le monde c’était tout à fait normal qu’un mari puisse foutre une raclée, en pleine rue, devant un édifice commercial, à une épouse infidèle qui, par-dessus le marché, s’était permis de vouloir soutenir l’homme avec lequel elle commettait la faute…, ô crime de lèse-majesté, l’adultère. Eh oui, personne ne demanda des comptes à ce type. Pourtant, il y avait bien une bonne cinquantaine de curieux amassés autour de nous, assistant passivement au spectacle. À un certain moment, recouvrant un peu mes esprits j’ai commencé à protester… à crier à tous mon innocence… à leur dire que je ne connaissais pas cet énergumène. Mais, peine perdue ! L’autre prétendait, de par son comportement, le contraire et c’était lui l’homme… l’élément mâle… cela lui donnait une crédibilité et moi… la femme, la pécheresse, celle qui se complaisait dans la luxure, qui s’était abandonnée corps et âme aux démons de la concupiscence, n’avait droit qu’aux regards réprobateurs où la pitié était totalement absente.

Et avant même que les gens puissent se rendre compte de sa forfaiture, le gredin avait tourné le dos en emportant mon sac à main.

Il m’avait juste lancé avant de partir :

– Dépêche-toi de rentrer à la maison, et ceci, par tes propres moyens ! Je t’y attendrai avec impatience, petite pute !

Les commentaires désobligeants concernant ma prétendue inconduite fusaient de toute part.

Baignant dans mes larmes, me relevant avec peine, aidée par deux femmes quand même offusquées, j’essayais de mettre de l’ordre dans mes cheveux et ma tenue vestimentaire, fort éprouvés par les mauvais traitements de cette brute, quand… parmi la foule, je vis mon… fiancé, le vrai, fiché en terre, le regard agrandit par l’horreur et la surprise de me trouver dans un tel état. Il avait pu se libérer de ses obligations et était venu me rejoindre à la banque et avait assisté, ô pour comble de malheur, à la toute fin de l’esclandre.

Sans avoir encore de réponses aux questions qui devaient lui trotter par la tête, il se lança à la poursuite du vaurien.

Mais, peine perdue ! Ce dernier avait disparu comme par enchantement dans les dédales des innombrables ruelles et corridors dont regorgeait le bas de la ville et qu’il devait certainement connaître par cœur.  

Après, bredouille, il revint enfin vers moi d’un pas précipité.

Moi, je me jetai dans ses bras, heureuse d’a- voir finalement une épaule sur laquelle m’épancher… afin de me consoler d’avoir vécu cette horrible scène.

Lui, n’en croyait pas ses yeux de mon état pitoyable.

Moi, je pleurais.

Lui… affluaient dans sa tête les questions les plus folles à un rythme d’enfer.

– Audrey, mais qu’est-ce qui se passe, ma chérie ? Qui était cet homme que j’ai vu s’enfuir avec un objet qui semblait être le tien ? s’empressa-t-il de me demander.

– Partons vite d’ici, le suppliai-je dans un torrent de larmes, je veux rentrer chez moi au plus vite !  

Je crois que ce n’est qu’à ce moment que les autres comprirent la malversation du malo- tru… père Fouettard.

C’est en titubant, soutenue par Adrien, mon futur mari, que je quittai ces lieux soudain bruyants du brouhaha de la petite assistance devisant sur le drame qui venait de se jouer sous ses yeux, se rendant compte, subitement, combien elle avait été dupe, elle aussi, dans toute cette affaire, par un professionnel de l’arnaque. Ils n’étaient que de tristes figurants dans un scénario machiavélique monté de toutes pièces par un voleur de grand chemin, un pickpocket moderne…

Puis, Audrey s’installa dans un silence pe- sant que je me refusai à briser.

On n’entendait que le bruit sec que faisait la jeune traumatisée en se craquant les doigts de nervosité.

Finalement, de longues minutes plus tard…

D’une voix tremblotante…

– Après, ce fut l’enfer ! Je ne dormais plus, ne vivais plus… ressassant à n’en plus finir les scènes de ce jour funeste dans ma tête. C’était pour moi comme une espèce de viol. Je comprenais parfaitement les femmes victimes de violences physiques qui se fermaient telles des huîtres dans leur coquille.

Le bruit de ce drame fit le tour de la ville.

À côté des témoignages de sympathie… les mauvaises langues s’étaient données à cœur joie, arguant que je menais double vie. Que j’é- tais une petite « bourgeoise » qui allait épouser un gars de sa caste, mais qui pourtant folâtrait avec un homme du peuple ! Point n’est besoin de vous expliquer plus longuement les dégâts de ce geste dans mon existence. Cet individu, l’espace d’un cillement, ne m’avait pas volé seulement ma bourse, mais m’avait dépouillé de mon essence même. Je ne possédais plus d’argent pour réaliser mes rêves d’avoir une maison bien à moi. J’avais perdu aussi, à mon avis, ma crédibilité aux yeux de la société, mon honneur, mon prestige et ma dignité devant cette institution bancaire. Je ne désirais qu’une seule chose : me venger ! Mon fiancé avait beau me raisonner, néanmoins j’ignorai son palabre. Au plus profond de moi bouillaient les larves d’une grande révolte. Mon cœur criait à la revanche. Et, du jour au lendemain, tout cela devint obsessionnel. Que l’on vous vole une bourse n’est rien, mais que l’on vous agresse physiquement…, verbalement…, alors cela change tout. Mon traumatisme était profond. Je me sentais soudain l’âme d’une justicière… investie d’une noble mission… celle d’infliger une correction mémorable à ce rustre.

Pour cela, il fallait que je sache tout de lui. Une tâche bien difficile puisqu’il m’était totale- ment inconnu. Je négligeai mon travail, m’ab- sentant souvent pour errer dans les rues de la cité dans l’espoir de le retrouver un jour. Des mois passèrent sans grand résultat.

Vint le moment où j’abandonnai complète- ment mon boulot pour poursuivre ma quête. Je souhaitais mener mes recherches sans avoir à subir le regard tantôt courroucé tantôt plein de pitié de mes patrons.

Je n’étais plus cette jeune femme sage d’a- vant qui s’inquiétait d’être à la hauteur de la tâche qui lui avait été confiée. Maintenant, je m’en foutais royalement !

Adrien devait passer un an à l’extérieur pour une spécialisation. Cela me combla de joie. À lui aussi, je ne voulais pas devoir d’ex- plications sur mes différents et fréquents dé- placements.

Je me mis donc, à plein temps, à la recherche de ce salaud ; au grand désespoir de mes pa- rents qui me jugèrent plus que déraisonnable.

Chaque jour, j’allais de banque en banque pour tenter d’apercevoir ce briseur de vie.

Et, je finis par le trouver…

En train… d’accomplir sur plusieurs autres femmes le même forfait. Sa technique était la même. Surprendre, abasourdir de coups et dérober l’objet de son désir… la bourse ; puis disparaître sans laisser de traces.

Un long travail d’accumulation de preuves commença pour moi. Je le prenais en photo à son insu. Je l’ai suivi patiemment des jours, des semaines voire des mois. Je connaissais son repère au Bel-Air, du côté de Madame Colo*. Je savais tout de lui… de son affreux manège. Je le surpris même en train de s’attaquer à de vieilles dames frêles et sans défense. Un MONSTRE en majuscule, qui agressait les riches comme les pauvres ! Et, une fois que je jugeai celles-ci suffisantes, je filai droit à la police pour dénoncer le malfrat.

Les commissariats étaient toujours bondés de plaignants et c’était difficile de vous voir accorder un entretien. Les affaires de meurtre avaient la priorité, évidemment ! Quand je pus rencontrer enfin, un jour, un des commissaires en chef, il m’avoua être débordé, mais qu’il allait déléguer cette tâche d’enregistrer ma déposition à son adjoint ; de revenir le lende- main.

Mais, j’avais eu à peine le dos tourné que je l’entendis en rire avec les autres policiers, il se moquait de mes arguments.

Dans une société machiste comme la nôtre, un homme qui battait des femmes pour leur soutirer de l’argent était monnaie courante. Et puis, d’ailleurs ces gens de la police devaient me prendre pour une cinglée de me promener, de commissariat en commissariat avec un dossier aussi copieux sous le bras et d’avouer à chaque fois que l’on me demandait le nom du coupable que je ne connaissais pas celui-ci. Tout ce que j’avais pu obtenir des voisins de ce monsieur était le pseudonyme que les gosses du quartier lui attribuaient : Avadra*… un so- briquet issu du langage vernaculaire qui signi- fiait… arnaqueur… movézafè* !

Nos relations disaient à ma mère que l’on me rencontrait souvent en train d’errer dans les faubourgs populeux et cela la faisait pleurer sur mon sort des jours entiers.

Mais, pour moi, c’était devenu une idée fixe. Il ne fallait pas que ce « sans aveu », ce briseur de vies, puisse continuer son affreux manège sans être inquiété. J’y veillerais au grain, je me l’étais juré ! Je lui collerais à la peau telle une teigne !

Un jour, je me rendis compte que toute cette filature ne servirait à rien si les forces de police ne réagissaient pas. Je risquais de perdre plusieurs années de ma vie pour des prunes. C’en était trop ! Je passais de plus en plus pour une demeurée à force de répéter la même histoire qui n’avait plus l’écoute de quiconque. L’affaire est que notre homme était intelligent et ne restait jamais à une place fixe. Donc, les rares fois où quelqu’un voulut bien m’écouter, je lui donnais rendez-vous devant une institu- tion bancaire et pour comble de malchance, ce jour-là notre père Fouettard ne se montrait pas. Je suppliais cette personne à ce moment-là d’être patiente et je lui disais que notre voleur serait certainement à Pétion-Ville le lendemain et qu’il fallait nous y rendre en toute urgence. Alors, là, j’eus droit à son regard effrayé et plein de pitié à mon endroit. Pour tous, main- tenant j’étais folle à lier.

Et puis… un matin je me levai avec une conviction… rien qu’une seule intention : puis- qu’au commissariat on donnait la priorité seu- lement aux histoires d’homicides, eh bien, j’al- lais leur en fournir… un meurtre, un crime royal !

Je me procurai donc un revolver et pris, à l’insu de tout le monde, des leçons de tirs en Floride où je faisais semblant de vouloir me reposer afin de… retrouver mon… équilibre.

Une certaine maîtrise des armes à feu aussi- tôt acquise, je retournai au bercail bien décidé à passer… de la pensée… aux actes.

J’avais envie de voir ce malveillant allonger dans une bière… raide mort ! J’allais procéder à la phase d’exécution de mon plan. Il me fal- lait mettre un terme à mon propre calvaire… mon propre déraillement, et ceci, le plus vite possible… sans quoi…, pour de bon, je per- drais les pédales.

C’est ainsi que je le suivis jusque chez lui… un jour de Noël, jour de la Saint-Sylvestre, où j’avais assisté, encore une fois, à deux de ses comédies. J’avais bien essayé d’avertir la foule de la fin de tout ce scandale que celle-ci était sourde à mes propos. Notre homme poussa l’audace jusqu’à affirmer haut et fort me con- cernant : cette femme est folle, elle en veut à mon argent !

Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Il m’avait fourni, sans le savoir, le prétex- te qu’il me fallait pour aller jusqu’au bout de ma haine.

Quand il prit ses jambes à son cou, empor- tant à nouveau son butin, je me mis à le pour- chasser. Je ne le lâchai pas d’une semelle dans les corridors sombres dans lesquels il se fau- filait en me disant que c’était la dernière fois qu’il les empruntait.

C’est ainsi que nous nous retrouvâmes tous les deux à son domicile au Bel-Air.

Il fut renversé de constater ma présence derrière lui, au moment où il introduisit la clé à sa serrure.

Je sortis prestement mon revolver de mon sac à main et c’est d’une main ferme que je l’en menaçai.

– Mais, vous êtes folle ! s’écria-t-il reconnais- sant celle dont la présence ne passait plus ina- perçue sur les lieux de ses crimes, vous me prenez en filature maintenant ? C’est d’un véri- table harcèlement dont je suis victime. Je me plaindrai à la police !

À la police ? La belle affaire !

Je ne sais plus quelle sorte de rage m’anima à cet instant-là, mais je lui sautai dessus et lui assenai un coup de crosse de revolver en plein crâne. Moi, Audrey la douce, transformée en authentique bête sauvage.

En une fraction de seconde, son visage bai- gna dans son sang. La surprise le laissa coi de très longues secondes et j’eus le bonheur de lire l’effroi dans ses yeux. Une peur épouvantable qui me combla de joie et je lui intimai l’ordre de rentrer dans la maison.

Face à ma détermination, il n’osa pas pro- tester.

Et là…

Audrey se tut durant des minutes sans fin.

J’attendis, le cœur battant, la suite de l’his- toire en avalant péniblement ma salive. L’in- tensité du récit m’avait comme attrapé à la gorge.

Puis, jugeant l’attente trop étendue j’inter- vins :

– Et là ?

Audrey sursauta comme si elle avait, tout d’un coup, oublié ma présence.

Sortant de sa torpeur, elle releva la tête qu’elle avait penchée sur sa poitrine, me fixa d’un regard morne… et…

– Là, je lui demandai de se mettre à genoux en le menaçant de mon arme (quelque chose dans mon ton le convainquit que je ne badinais pas) et pris plaisir à le voir trembler face à… une faible femme. Et c’est d’une voix posée que je lui racontai… notre histoire… à lui et à moi… ainsi que celle… des autres.

Ses yeux s’agrandirent de surprise de cons- tater que j’avais été dans son ombre depuis de si longs mois sans qu’il s’en aperçoive.

Je l’ai vu trembler… suer à grosses gouttes en m’écoutant lui narrer ses aventures… grotesques. J’ai joui de la transformation de son visage où se relayaient l’incompréhen- sion, l’angoisse et la peur de mourir.

Il fit son mea culpa les larmes aux yeux et des trémolos pleins la voix. Il me promit de ne jamais plus recommencer son petit jeu maca- bre, mais moi… je ne prêtais plus l’oreille à ses sornettes…, car je l’imaginais déjà allongé à mes pieds nageant dans une mare de liquide couleur… sang.

Il n’y a vraiment rien de plus fort qu’un… fantasme… qu’un fantasme… ancien et… tena- ce !

Soudain, le corps d’Audrey fut agité d’un grand tremblement et diffusa autour d’elle une étrange chaleur, tel un morceau de charbon incandescent.

Moi, j’étais suspendu à ses lèvres attendant qu’elle avoue l’issue fatale malgré le fait que je n’ignorais rien de celle-ci.

– Et… c’est le cœur bouillant d’une joie indicible que j’appuyai sur la gâchette en lui crachant que… tout cela c’était pour : Elvire, Annette, Suzanise, Éléonore, Mariéla, Méri- teuse, Asséfi…  

Chaque coup d’arme était ponctué d’un pré- nom de femme… ses supposées victimes.

Comme un signe de croix… Au nom… de la mère… de la fille et de toutes les « saintes » martyres !

Et, je me… réservai la dernière balle :

– Ça, c’est pour… Audrey, lui dis-je en der- nier lieu en visant le front… entre… les deux yeux.

C’est éclaboussée du sang de ma proie que je me rendis au commissariat le plus proche… où l’on se dépêcha de me recevoir…

Quelques jours plus tard… c’est en lisant la rubrique nécrologique dans les journaux que l’on distribue quelquefois dans la prison que j’appris…, ô comble de l’ironie, la triste nou- velle de la mort…, comme ils se plaisent à le répéter, de mon ancien… bourreau et… nou- velle… victime qui portait… le nom de… An- nuel Bonneannée…    

(Très long et assourdissant silence)

– Oui, je comprends…, lui rétorquai-je enfin, ému au possible, et reprenant mon souffle de cette triste et horrible histoire dont le principal moteur demeurait… l’injustice.

La vengeance n’était-elle pas seulement le nom d’emprunt de la justice quand cette der- nière restait trop longtemps dans l’ombre ?

Je me levai encore tout étourdi de cet affreux récit d’une vie gâchée bêtement par la faute de négligences banales et d’une structure judi- ciaire à son paroxysme de la défaillance.

Et je lâchai, la gorge serrée, une larme au coin de l’œil :

– Je vous… sortirai de là, Audrey, je vous le jure ! Ne vous en faites pas, Adrien… vous con- duira à l’autel !

Miami, Floride, 2012

un jour de la Saint-Sylvestre

© Margaret Papillon

nouvelle publiée in « Crime Royal», nouvelles, 2013.