«Ainsi parla la mer»: Arnold Antonin sonne l’hallali pour la mer d’Haïti

Il n’y  a pas de mer plus belle que la mer des Caraïbes. Située près de l’équateur, dans le bassin atlantique, elle longe les côtes de la Colombie, du Panama, du Venezuela, du Honduras, de Cuba, de la Jamaïque et d’autres pays. De la Riviera Maya, au Mexique, à La Playa de las Aguilas à Barahona, en République dominicaine, on y trouve des plages de rêve au sable fin, une eau claire, des stations balnéaires bien connues, des régions pittoresques qui font des Caraïbes une destination touristique excessivement prisée. La richesse et la beauté du monde sous-marin des Caraïbes attire des milliers de plongeurs. La plupart des stations sont visitées par les habitants de la région mais aussi des États-Unis, de l’Europe, du Canada et du Brésil.

Un potentiel bleu en grande souffrance

Ainsi, pour des millions de touristes dans le monde, la mer des Caraïbes est synonyme de vacances et de rêves. Malheureusement, Haïti, qui possédait des plages de toute beauté et encore sauvages, n’a pas su préserver la beauté de ses côtes et de sa mer. De la pollution des eaux de la Côte des Arcadins, jusqu’au village des Abricots, où des mammifères marins sont tués et dépecés, en passant par Anse-à-Veau où les marchandes jettent leurs détritus depuis les falaises, pour aboutir au dépotoir de la Fossette au Cap Haïtien; la mer en Haïti se transforme partout en poubelle ou toilette publique. «  Il n’y a personne qui, en s’approchant de nos zones côtières, ne soit choqué par cette vaste et dégoûtante poubelle qu’elles sont devenues. Comme tout Haïtien je suis interpellé par notre avenir et cet avenir est étroitement lié à la mer et à la protection de l’environnement », déclare le réalisateur Arnold Antonin. Pourtant, beaucoup d’Haïtiens s’en moquent, à commencer par l’État qui a laissé faire.

« Le brutal contraste entre la beauté naturelle de la mer, entre ces baies somptueuses et les conditions misérables de la vie, la crasse dans laquelle croupissent les êtres humains, nos frères et sœurs, qui habitent la côte; je ne peux m’empêcher de les voir, avec une immense tristesse, comme des condamnés à mort en sursis, en pensant aux changements climatiques et à la montée des eaux », m’avoue le cinéaste Arnold Antonin.

Pour son nouveau film, « Ainsi parla la Mer », il a passé deux ans à sillonner les côtes haïtiennes  afin de montrer aux enfants d’Haïti « ce que la mer représente pour nous, ce qu’elle endure à cause de nous, les saletés en plastique que nous lui envoyons en cadeau, de notre façon de pêcher, de traiter les mangroves et les coraux ». Cette destruction massive nous l’imposons à la mer sans vergogne, sans contrôle de l’État, alors que nous pourrions en tirer une richesse incommensurable, comme dans les autres iles de la Caraïbe. 

A travers la voix de l’actrice Gessica Geneus et sur un texte de Gary Victor, la mer nous parle. Elle nous raconte sa beauté, son lien avec le peuple haïtien à travers les pêcheurs, la crainte qu’elle nous inspire depuis l’esclavage et qui fait que seuls 5% des Haïtiens savent nager, elle nous décline sa beauté tout en hurlant sa souffrance de nous voir la maltraiter. Malgré tout, elle insiste et nous lance un appel :

« Mes vagues sont autant d’opportunités à saisir pour une Haïti prospère; mes richesses marines se déclinent sous plusieurs formes; mes entrailles sont les sources de la vie », dit-elle.

Et de fait, l’organisation spatiale de l’époque coloniale en Haïti n’a pas été remise en cause par deux siècles d’indépendance, et le contraste littoral/intérieur est toujours aussi fort. Même si le monde marin occupe une place importante dans la mentalité collective des Haïtiens (Agoué, dieu de la mer, est l’une des grandes figures de la cosmogonie vaudou), la pêche reste une activité artisanale et marginale dans une société principalement tournée vers la production agricole. L’instabilité politique a en outre limité l’impact sur la côte d’un tourisme international qui dispose cependant d’un fort potentiel de développement.* 

Un tournage difficile

Pour réaliser ce film, Arnold Antonin et son équipe ont dû faire face au climat de terreur qui a régné ces deux dernières années en Haïti. « Sans une ferme détermination, on aurait dû abandonner ce projet qui nous a pris plus du double du temps prévu. Une anecdote et un grain  d’aventure: on avait programmé quinze jours de tournage dans le Sud. On est tombé sur une barricade, il y a eu quelques tirs. Notre équipe a failli paniquer. On a travaillé cinq jours et on est resté onze jours enfermés dans un hôtel. Finalement, c’est un hélicoptère qui nous a évacués. On a dû planifier une nouvelle tournée afin de faire les images qu’il nous fallait ».

Au-delà de nos vicissitudes, ce documentaire nous montre ce potentiel délaissé à travers des vues superbes prises par les drones d’une équipe de professionnels venue du Panama, grâce au Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE). Nous y découvrons des images uniques de Pestel, l’un des rares villages de pêcheurs que compte le littoral haïtien; des bijoux de notre biodiversité et faune marine tels que le Lagon des Huitres à Belle-Anse, dans le Sud-Est, ou le Lagon aux Bœufs, un lac d’eau saumâtre situé à l’est de la ville de Fort-Liberté dans le Nord-Est d’ Haïti.

Alors que l’UNESCO estime que les récifs coralliens du monde entier (de la Grande barrière de corail située au large de l’Australie aux Seychelles au large de l’Afrique de l’Est) sont menacés de disparaître complètement d’ici 2050 si les émissions de carbone ne diminuent pas suffisamment pour ralentir le réchauffement des océans; on découvre leur beauté en Haïti mais, comme ailleurs, ils sont menacés par les activités humaines et la pollution. Pire ! En Haïti, la majorité de la population ignore que le corail est un animal et pense plutôt que c’est une roche de mer !

Dans un pays déboisé où l’érosion côtière menace la plupart des villes du littoral, les images dévoilant la richesse des mangroves de Saint Jean du Sud et de Limonade sont éblouissantes et nous donnent encore l’espoir de pouvoir renverser le « génocide à action retardée que constitue notre environnement», comme aime à le répéter Arnold Antonin, en reprenant les mots du Commandant Cousteau lorsqu’il a découvert Haïti dans les années 80. 

« Je crois que tout être vivant aspire au bonheur et à l’épanouissement. Notre bonheur d’insulaires dépend de la mer », souligne Arnold Antonin. « Nous ne pouvons  atteindre le bonheur et  nous épanouir qu’en protégeant la mer,  par  petites actions individuelles et surtout par une action collective et politique », croit-il.

Mais le chemin sera long à parcourir. Si ce documentaire de 52 minutes est une invitation au voyage et à la découverte, il est aussi un cri d’alarme à la prise de conscience citoyenne :« Malgré notre méchanceté et notre inconscience, la nature et la mer sont encore bien généreuses à notre égard. Le patrimoine  est encore là. Mais il faut un sursaut. A nous de décider si nous le détruirons jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien. J’ai voulu montrer l’importance et la beauté de ce qui reste et dire que tout n’est pas perdu », conclut Arnold Antonin. La morale de ce film, hautement pédagogique et à voir absolument. est simple : l’horizon d’Haïti sera côtier ou ne sera pas !

La grande première est prévue ce 4 mars au Karibe Convention Center.

Nancy Roc, le 2 mars 2020.

*Haïti et la mer : une insularité ambiguë, Jean Marie Théodat, chapitre 3.

Toutes les images sont tirées du film.