Me Guerby Blaise : Le communiqué No 007 du Premier ministre Jouthe, un instrument dangereux pour la démocratie

Le communiqué du Premier ministre de facto fait injonction à tous les citoyens, en tout cas des catégories, de porter obligatoirement le masque dans les lieux publics. Ce texte appelle à deux lacunes rédactionnelles.

Dimanche 3 mai 2020 ((rezonodwes.com))– Il est vrai que les rédacteurs de la Constitution auraient dû songer à fusionner les articles 19 et 41 dans l’idée de la consécration du droit à la sécurité, la combinaison de ces deux articles enjoint à l’État l’obligation d’assurer la sécurité publique nationale, dont la santé publique. C’est d’ailleurs sur la base de ces textes que l’état d’urgence sanitaire, dite l’état d’exception, trouve la légitimité pour transformer l’Etat de droit. Cependant, cette exception de mutation ne peut non plus substituer les principes directeurs de la démocratie.

En effet, le Premier ministre haitien Joseph JOUTE a adopté un communiqué, dit communiqué No 007, relatif à différentes mesures restrictives de liberté, notamment le port obligatoire de masque dans les lieux publics. Le communiqué gouvernemental rappelle l’application de l’arrêté d’urgence sanitaire du « 19 mars 2020 » et s’inscrit dans la politique préventive liée à la sécurité publique concernant la lutte contre la pandémie COVID-19. Selon l’adage biblique «  laisse les morts, ensevelir leurs morts », même endeuillé, par souci du civisme, il y a des erreurs dont ne tait pas. Cela étant, il importe de relever la portée de ce communiqué ( I ) avant de démontrer ses lacunes rédactionnelles ( II ).

I- La portée du communiqué

Dans la rédaction du communiqué, il est rappelé que les instructions sont en adéquation avec la circulaire No 001 du 25 mars 2020 relative à l’état d’urgence sanitaire susmentionné. Avant d’apprécier le contenu dudit communiqué, il n’est pas inutile de s’interroger sur la date retenue par le Gouvernement concernant l’état d’urgence sanitaire haïtien. Effectivement, l’annonce de cet acte a été fait à l’occasion de la première allocution tenue par le président de la République le 19 mars 2020. Très certainement, la rédaction de l’acte a eu lieu au Palais présidentiel le soir de l’allocution du chef de l’État. Toutefois, il est malaisé de retenir la date du 19 mars pour la date de naissance dudit état d’urgence du fait que celui-ci soit publié le 20 mars 2020. Selon le vieux adage constitutionnel « nul n’est censé ignorer la loi », les citoyens sont censés connaître l’existence d’un tel acte à la date de sa publication dans le journal « le Moniteur ».

Par comparaison, il y a également une lacune rédactionnelle dans la Constitution proclamant la naissance de la loi, au risque de se contredire avec l’adage précité, à partir du vote des deux branches du Parlement. Cette conception ne peut pas tenir puisque la volonté du peuple est censée exprimer à partir du moment où il est au courant de l’adoption de la loi prise en son nom. En réalité, la naissance de l’état d’urgence sanitaire, au même titre qu’une loi élaborée par le Parlement, n’est que la date de sa publication. C’est dire que ledit état d’urgence, publié dans le Moniteur au numéro 53 le 20 mars 2020, commence à avoir des effets sur la vie publique à partir de la date du 20 mars susmentionnée.

Partant, il est illusoire de tenter de justifier la légitimité dudit état d’urgence à partir du 19 mars 2020.

Cette précision trouve sa pertinence dans la mise en œuvre des mesures coercitives qui doivent être limitées par la stricte légalité, et pourrait être inspirante pour les prochains rédacteurs de la probable nouvelle Constitution.

Par ailleurs, il convient de souligner que le communiqué rappelle son interdépendance avec la circulaire du 25 mars 2020. Alors, il est évident que celui-ci n’est pas un acte détachable de ladite circulaire. C’est dire que les deux textes se fusionnent en un seul acte, dont la portée s’avère très importante.

Pour rappel, une circulaire consiste en un document informationnel qui lie un supérieur à ses subordonnés. En principe, il ne concerne pas l’extérieur de l’Administration et cantonné dans l’application des règles édictées dans un texte existant, voire l’application de nouvelles règles. Grosso modo, c’est un acte à la fois interprétatif et réglementaire. Dans ce contexte, la circulaire revêt un caractère réglementaire.

Il est regrettable que  la justice administrative haïtienne soit assez pauvre et lacunaire, en ce qu’elle ne s’est pas tout à fait prononcée sur cet aspect. Mais par comparaison, son homologue français, le Conseil d’État, a eu l’occasion de proclamer cette solution dans un cas similaire. En effet, dans l’arrêt Institution Notre Dame du Kreisker de 1954, la Haute juridiction administrative française a opéré une distinction entre une circulaire interprétative et une circulaire impérative. En l’espèce, selon le Conseil d’État, la circulaire visant des règles nouvelles qui ne sont pas prévues dans le texte à appliquer est de nature réglementaire. Dès lors, elle est un acte administratif attaquable devant la justice administrative du fait qu’elle modifie l’ordonnancement juridique.

Toutefois, la jurisprudence du Conseil d’État a évolué, en ce qu’elle a connu son premier revirement en 2002. En effet, dans l’arrêt Duvigneres du 18 novembre 2002, la Haute juridiction administrative française a adopté une distinction en matière de circulaire. En réalité, ce revirement est d’une grande importance puisque ce  Haut tribunal administratif français a affirmé que seules les instructions relatives à l’application d’un texte suffisent pour leur conférer le statut d’acte administratif réglementaire, et conséquemment susceptible de recours. À l’inverse, si l’acte ne comporte que de simples conseils, il n’est pas de nature réglementaire. Donc, le Conseil d’État substitue le couple impérative/réglementaire au couple interprétative/impérative.

Donc, en l’espèce, par une vision comparative, le communiqué non-détachable de la circulaire précité est un acte administratif réglementaire susceptible de recours puisqu’il comporte non seulement des instructions mais également des mesures nouvelles liées au port obligatoire de masque. Dès lors, la combinaison de ces textes s’assimilent à une décision, qui modifie la vie publique.

De ce fait, tout citoyen estimant insignifiante la distribution des masques par l’État peut l’attaquer devant la Cour supérieure des comptes et du Contentieux administratif puisque les textes créent une probabilité de sanction à son égard et touchent  sa liberté individuelle.

II- Les lacunes rédactionnelles de la punition

Il est un principe universel emprunté de Cesare Beccaria que la punition doit être rétributive. C’est dire que la sanction étatique doit être encadrée par le principe de la légalité. Pour mémoire, le schéma classique du droit pénal est que toute sanction à caractère punitif ou non doit être claire et précise, et elle est tributaire d’une faute pénale. Cette conception est en opposition avec la justice prédictive.

En effet, le communiqué du Premier ministre fait injonction à tous les citoyens, en tout cas des catégories, de porter obligatoirement le masque dans les lieux publics. Ce texte appelle à deux lacunes  rédactionnelles.

La première lacune est relevée sur une inégalité de traitement, en ce que le texte crée une confusion sur les destinataires dans la catégorie des chauffeurs assujettis à cet acte administratif réglementaire. Car supposons qu’un conducteur d’un véhicule privé sans masque soit impliqué dans un accident de la circulation avec un motocycliste qui porte son masque.

Lors de l’intervention de la police, on découvrira que le chauffeur du véhicule privé ne dispose pas de masque. Dans ce cas, ce chauffeur serait-il poursuivi pour désobéissance aux instructions de l’État? Honnêtement, il serait abusif de le punir puisque le texte l’exclut dans la catégorie des chauffeurs, qui sont assujettis au port obligatoire de masque. Par manque de précision,  on ferait face à l’inégalité de traitement du service public des citoyens.

La deuxième lacune rédactionnelle se trouve dans l’imprécision de la sanction pénale prévue ou souhaitée. En l’espèce, le rédacteur du texte se borne à établir de façon vague une articulation entre la désobéissance à ces mesures et la punition sans préciser quantitativement la sanction encourue : soit s’il s’agit d’une amende soit s’il s’agit d’une privation de liberté. En outre, le texte se limite à légitimer la punition souhaitée sur le fondement d’une loi. Mais laquelle ?

Sincèrement, il est préférable que nous pensons à une erreur rédactionnelle que de croire à une volonté politique, puisque ce pouvoir élargi conféré aux autorités publiques d’infliger des sanctions aux citoyens paraît dangereux pour la démocratie.

En conséquence, la gestion étatique du COVID-19 risquerait d’entraîner une instabilité politique importante dans le pays. Nous avons conseillé effectivement au Gouvernement d’insérer la sanction dans l’arrêté présidentiel relatif à l’état d’urgence sanitaire, mais les autorités publiques ont malheureusement suivi nos conseils très maladroitement.

Boston, le 3 mai 2020.

                        Me. Guerby BLAISE
                  Avocat et Enseignant-chercheur
               en Droit pénal et Procédure pénale
                École doctorale de Paris Nanterre
               E-mail : kronmavie@icloud.com