Dalembert: "L’énergie, je la puise auprès des femmes qui m’ont éduqué"

« La femme est le véritable poteau mitan de la charpente sociétale. Or, elle ne cesse de subir des violences de toutes sortes, de manière encore plus évidente ces derniers temps chez nous, où les gangs violent en toute impunité », a affirmé le romancier haïtien Louis-Philippe Dalembert, lauréat du Prix de la langue française 2019. Mur Méditerranée, grande fresque de la migration, rend hommage à des femmes de courage, déterminées et pleines de vie. Entretien.

Loop : Mur Méditerranée, paru chez Sabine Wespieser, dessine les destinées tragiquement contemporaines de trois femmes venues de Syrie, du Nigéria et d’Erythrée qui risquent leurs vies pour tenter de gagner l’Europe, en passant par la Libye. Récit salué par Tahar Ben Jelloun. « Roman de la migration au féminin », a écrit RFI. Dites-nous quand exactement l’idée d’écrire ce roman a flotté dans votre tête ?

Louis Philippe Dalembert. : Depuis longtemps, depuis toujours, j’ai envie de dire. J’ai déjà écrit un roman de la migration, L’Autre Face de la mer, ou du vagabondage : L’Ile du bout des rêves, qui sera adapté en bande dessinée l’année prochaine. J’ai aussi publié des romans où la femme joue un rôle de premier plan : Ballade d’un amour inachevé, Avant que les ombres s’effacent… Mais c’est la première fois que les deux thématiques sont réunies dans un même ouvrage. Plus concrètement, j’avais déjà trouvé le titre en faisant des recherches pour le roman précédent, publié en mars 2017.

À partir de là, j’ai poursuivi mes recherches, séjourné un mois à l’île de Lampedusa, au sud de l’Italie, où arrivent beaucoup des réfugiés qui tentent de rejoindre l’Europe par bateau. J’ai pu m’entretenir avec des femmes réfugiées, notamment des Subsahariennes, détenues dans le centre de rétention de l’île. J’ai beaucoup appris à les écouter. En écrivant le roman, j’ai essayé de retranscrire leur voix, la retenue qui caractérise leur propos, sans édulcorer pour autant ce qu’elles ont pu vivre durant le trajet qui les a amenées jusqu’en Europe.

Loop : Ce prix n’a jamais été, jusqu’ici, remis à un écrivain haïtien. Et vous êtes le premier à avoir été honoré par l’édition 2019. Qu’est-ce que cela signifie pour vous, en tant que récipiendaire, et pour le milieu littéraire haïtien en général ?

L.P.D. : J’espère que d’autres collègues haïtiens pourront l’obtenir. Je ne pense pas ma vie en termes de premier ou de dernier. C’est peut-être difficile à imaginer, vu de l’extérieur. Mais être le premier, ou le seul, n’a jamais été un objectif pour moi. Chacun trace son chemin à son rythme, de manière à y trouver son compte. Et quand on y arrive, on est forcément heureux. C’est mon cas.

Difficile de savoir ce que ce Prix de la langue française peut représenter pour le milieu littéraire haïtien. C’est à vous, journalistes, de faire votre enquête là-dessus. En revanche, s’il peut inciter les plus jeunes à concevoir l’écriture comme une passion certes, mais faite de ténacité, un travail de longue haleine, ce prix aura été utile à d’autres qu’à moi. Et c’est tant mieux.

Loop : Trois femmes (venues de Syrie, de Nigéria et de l’Erythrée) ont été campées comme personnages centraux dans votre roman. Pourquoi avez-vous choisi de donner la parole à des femmes ? Que charrie cette perspective narrative ?

L.P.D. : A rappeler tout simplement le rôle essentiel de la femme dans ces pays, dans le monde. On a parfois tendance à l’oublier. On en sait quelque chose en Haïti : la femme est le véritable poteau mitan de la charpente sociétale. Or, elle ne cesse de subir des violences de toutes sortes, de manière encore plus évidente ces derniers temps chez nous, où les gangs violent en toute impunité. Ces violences peuvent amener les femmes à vouloir quitter leur pays d’origine. Le roman met en scène des femmes déterminées, courageuses, mais aussi pleines de vie. Quand les femmes commencent à s’en aller, en emmenant avec elles des enfants en bas âge, c’est signe que la société dans laquelle elles vivent se délite.

Loop : Que nous enseigne ce regard neuf porté, à travers votre ouvrage, sur la réalité de la migration de manière globale ?

L.P.D. : Avant, les gens fuyaient la guerre, la dictature, la pauvreté. Aujourd’hui, on assiste de plus en plus à ce qu’on peut nommer une migration climatique. C’est le cas de la Nigériane Chochana dans Mur Méditerranée. Dans mon enfance, il n’y avait pas autant de cyclones aussi violents. Les plus destructeurs, Hazel, Inez, puis David, Hugo… servaient de marqueurs dans le temps. Aujourd’hui, il y en a tellement tous les ans qu’on ne se rappelle même plus leurs noms. C’est un des phénomènes, le dérèglement climatique, sur lequel le roman tente, en toute modestie, d’attirer l’attention.

Loop : Vous êtes à votre neuvième roman dans votre carrière littéraire auréolé de nombreux prix et de distinctions importantes. Vous êtes aussi l’auteur de poèmes publiés en français comme en créole. Ou puisez-vous encore de l’énergie pour écrire ? Qu’est-ce qui explique que votre souffle n’est jamais coupé tant d’années après ?

L.P.D. : Le neuvième en français. Il y en a aussi un en créole, trois recueils de nouvelles, des recueils de poèmes et deux essais. L’énergie, je la puise auprès des femmes qui m’ont éduqué, même si elles ne sont plus de ce monde. Elles ont été longtemps un modèle pour moi, un modèle de courage, de détermination, mais aussi de générosité et de tolérance. Ce roman, Mur Méditerranée, est une façon de leur rendre hommage. De prolonger leur vision du monde.