L’internet, est-il en train de tuer la presse haïtienne?

Alors que 2016 rendait l’âme, un débat d’une virulence enfantine a éphémèrement capté l’attention des internautes haïtiens. D’un côté, un ancien journaliste, qui depuis lors a abandonné la tour de garde pour croiser le fer dans l’arène politique et de l’autre, son ancien collègue. La discussion, ô combien passionnée, portât sur l’état de la presse haïtienne, ses manquements et faiblesses, son présent noirci, sa gloriole d’avant.
D’une écriture aigre, mais non moins soutenue, le premier a dressé un réquisitoire contre la déchéance de ceux dont la mission consiste à informer les citoyens. Avec un aplomb que lui conteste le second, il s’est indigné au sujet de cette presse de « caniveau » à la « bêtise métastasée » portée par « l’insuffisance intellectuelle, le vedettariat creux et le sensationnalisme de bas étage ». Ces critiques, serinées sur un ton passéiste, ont été reprises, « likées », commentées, mais le débat réel n’a toujours quand même pas eu lieu.
Et les raisons expliquant cet état de fait  sont multiples.
D’abord, il ne suffit pas d’asséner des poncifs, de confondre la constatation générale avec une soudaine épiphanie, de remarquer, comme tout le monde, que le soleil ne s’est point levé pour faire œuvre qui vaille. Mais plus encore, la classique réplique de l’ancien collègue est symptomatique d’une façon de débattre en Haïti : celle de s’attarder sur le doigt plus que sur la lune qu’il pointe, de se quereller sur les personnes tandis que l’embarcation prend de l’eau, de n’apporter à la discussion que ses frustrations, ses aspirations contrariées sans daigner élargir l’horizon ni répondre aux préoccupations soulevées.
Admettons volontiers les tares inhérentes à la presse haïtienne. La corporation partage avec d’autres secteurs un manque de formation. Des histrions l’ont pris en otage et dire que la plupart de ses membres n’en maîtrisent guère le rôle, l’éthique, l’histoire, les bouleversements actuels et futurs est une lapalissade. La dernière élection en a donné une illustration éclatante. Et s’il eut fallu en tirer une conclusion provisoire, ce serait que le chemin menant vers une presse plurielle, compétente, consciencieuse, non partisane, objective et morale est difficile d’atteinte, encore moins quand collectivement sa recherche ne semble pas être la priorité.
C’est drapé de ces déficiences que ces travailleurs de l’information entament aujourd’hui leur transition numérique. Selon les derniers chiffres du CONATEL, les téléphones portables couvrent 95 % du territoire national et des 10 millions d’habitants que compte Haïti, 1,7 sont connectés sur internet. Avec la « démocratisation » des smartphones et l’amélioration progressive de la qualité des connexions, « la toile » deviendra, notamment par le truchement des réseaux sociaux, la source privilégiée d’information pour un pourcentage significatif de la population active et politique.
Si avant, un filtre principalement économique contenait les velléités de ceux qui voulaient créer un média, avec internet, la digue a lâché. Pour un coût moindre et dans l’anonymat absolu, n’importe quel quidam peut se targuer de posséder un « média en ligne » et par là même, concurrencer des institutions formelles aux procédés et personnels établis, réputés et parfois professionnels.
La plus grande menace vient de la culture d’internet et de ses algorithmes opaques. Le fil d’actualité d’un utilisateur Facebook est taillé sur mesure. L’information qui lui est délivrée tient compte de son réseau d’amis, de ses préférences et goûts, de sa propension à visiter et à aimer tel type de contenu, qu’il soit factuellement vérifié ou pures affabulations et aussi de la réaction générale du réseau par rapport au contenu en question. Un article journalistique fouillé sur les liens étroits entre les politiques haïtiennes et la racaille n’aura jamais autant de succès que « la révélation sur la dissolution de Carimi » ou les récentes escapades amoureuses de Rutshelle Guillaume.
Le modèle économique qui en découle est des plus effrayants pour la survie de la presse « utile » et de la démocratie. Car si le média traditionnel pouvait se targuer d’un capital « symbolique », d’un pool de consommateurs réguliers, sur internet, le « clic » et les réactions sur les réseaux sociaux sont rois. L’annonceur, en quête de résultat, privilégiera ceux qui en sont les champions et ces derniers pour plus de résultats produiront articles et vidéos flattant l’ignorance et perpétuant la bêtise.
Le président élu des dernières élections a fait sa première déclaration après les résultats définitifs sur Twitter. Ce constat seul témoigne d’un changement majeur dans la communication politique, dans le rapport direct, sans intermédiaire entre gouvernants et gouvernés, dans la consommation d’information sans contextualisation et dans la transformation du smartphone, donc, du citoyen, en producteur et destinataire de contenu. Ces enjeux ne sont guère spécifiques à Haïti. Et pour une fois, nos turpitudes s’alignent avec les préoccupations de plusieurs autres pays dans le monde.
Comment faire du journalisme responsable à l’ère des médias sociaux ? Comment définir un média, quelle place lui accorder quand l’algorithme n’établit guère une hiérarchie entre vraie et fausse information, entre média sérieux et officine de propagande ? Quel rôle assigner au journaliste dans un monde où la politique se passe de ses compétences, longtemps jugées contraignantes, pour s’adresser directement au public ? Comment faire émerger le sens commun, favoriser le débat et la compréhension de l’actualité afin d’inspirer des choix citoyens et éclairés ?
Si ces interrogations n’ont pas l’attrait des petites querelles intéressées qui toujours agitent la sphère politique et médiatique, elles ne sont pas moins vitales. Et pour l’avenir du métier. Encore plus pour le devenir de la fragile démocratie haïtienne.
Widlore Mérancourt