Massacre de La Saline: la nuit du sang et des larmes méprisés

Dans la nuit du 13 au 14 novembre 2018, plus d’une cinquantaine de vies ont été brutalement arrachées, des dizaines de femmes violées, des maisons pillées et incendiées à La Saline, un bidonville de Port-au-Prince. Massacre d’Etat, concluent trois rapports d’enquête dont l’un produit par l’ONU. Un an plus tard, les victimes et leurs proches sont en fuite et dans une constante frayeur, alors que les présumés auteurs directs et indirects ne s’inquiètent de rien.

Zone fantôme. Espace exsangue, serein et affligé qui accueille le premier anniversaire du massacre des 13 et 14 novembre 2018. Sur la route menant vers La Saline, des monticules de déchets jonchant les accotements d’un grand boulevard abandonné, un alignement ceinturé de taudis épuisés par l’usure du temps. 

Située à l’entrée Nord de Port-au-Prince, La Saline est l’une des circonscriptions les plus pauvres de Port-au-Prince, abritant le plus grand marché public du pays, le marché de la Croix-des-Bossales. Ancien marché d’esclave devenu l’Eldorado des gangs armés. D’une extrême insalubrité, avec une population de plus de cinq mille habitants, La Saline est taxée zone de non-droit à l’instar de toutes les zones du pays contrôlées par les gangs. 

Ce mercredi 13 novembre 2019, elle reçoit exceptionnellement des visiteurs, mais aussi certaines des familles victimes qui se sont dérobées à cause de la violence, sous escorte des leaders d’organisations locales pour une journée de commémoration. Nous sommes à une centaine de mètres du siège du Palais Législatif. 

Photo Boulevard / La Saline

Photo Boulevard / La Saline 

Quelques dizaines de personnes dont des représentants d’organisations de la société civile, des journalistes, réunies sur une terrasse où est plantée une modeste scène frappée du message “ Lasalin mande jistis ak reparasyon / La Saline réclame justice et réparation (en français). A l’arrière-plan, des musiques engagées tournent en boucle. Le premier anniversaire du massacre fait à peine écho dans la presse locale. Pour FOLAS ( Fòs òganizasyon La Saline / Force des organisations de La Saline), instigatrice de l’événement, il ne doit pas être passé sous silence. “Nous avons monté un comité de victimes pour l’évènement. La plupart des membres font partie d’organisations de base dans la zone”, précise Valentin, président FOLAS. 

L’événement commémoratif se déroule sous le regard de quelques soldats du gang Projet La Saline, le groupe armé qui “protège” le quartier Kafou Labatwa (Carrefour de l’abattoir). Ces bandits-protecteurs avaient fui en cet après-midi du 13 novembre, réduits à l’impuissance face aux gangs rivaux. Devant cette cohorte de visiteurs, ils se fondent dans le décor et passent pour des citoyens ordinaires. 

“Ils sont armés jusqu’aux dents, même s’ils ont l’air aussi réservés. La police ne nous protège pas ici. Ce sont eux, nos vigiles. Ils sont pour la plupart des jeunes que j’ai vu grandir dans la zone et qui ont malheureusement emprunté cette voie”, nous chuchote Ernst Léger, un membre du comité de victimes, qui nous invite à les regarder discrètement. 

S’il se met en quatre pour la réussite de cette journée, Ernst est un homme décapitalisé et profondément attristé par la disparition de son fils de 28 ans, Erneson. 

“Il était chez sa copine, en train de regarder un documentaire. Je n’étais pas à la maison pendant le massacre. Ce n’est que le lendemain que mon ami Hercule m’a demandé si j’avais trouvé le corps de mon fils. Il pensait que j’étais au courant. Il m’a expliqué que les bandits lui ont tranché la tête, après l’avoir capturé dans l’impasse menant chez nous”, raconte l’homme de 53 ans. Militant politique, Ernst croit que son fils dont il n’a jamais retrouvé le corps, a fait les frais de ses engagements et de son combat contre le pouvoir PHTK (Parti haïtien Tèt Kale). 

L’horreur des 13 et 14 novembre 2018

Chairs humaines complètement calcinées ou mutilées dont les restes perdent leurs dernières substances, dans l’avidité des porcs errants sur un site de décharge non loin de l’ancien Magasin Hubert Lemaire, dénommée Bò Lemè (en créole). Les premières images du massacre qui circulent dès le 14 novembre en fin de journée font penser à un film d’horreur. Elles écoeurent et incitent à l’incrédulité, si tant est qu’elles sont choquantes. Nous sommes en pleine période de mobilisation contre le pouvoir en place et pour la réédition des comptes dans l’affaire Petrocaribe (gaspillage de fonds alloués à Haïti par le Vénézuela ). La presse haïtienne, hésitante, mais surtout trop occupée par ce dossier de corruption et les manifestations de rues, se voit devancée par des organisations de droits humains pour les premiers éléments d’information. Le rapport préliminaire de la Fondation Je Klere, sorti deux jours après le carnage fait état de 15 à 25 morts, d’au moins 6 femmes violées, de plus de 15 maisons pillées et des milliers de citoyens et citoyennes déplacés-es contre leur gré, vers d’autres horizons. 

Il est cependant difficile d’avancer des chiffres exacts sur ces événements. “ Ils ont passé toute la nuit à décapiter les gens, ensuite ils les mettent dans des sacs avant de les emporter”. Marie Yolène Jean Louis fait le récit de ce qu’elle a vu ce soir, avec un luxe de détails.  

Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH ), dans son bilan qu’il précise ne pas être exhaustif, évoque 26 personnes tuées. Le Réseau National de Défense de Droits Humains, RNDDH dénombre 71 personnes assassinées, deux portées disparues, cinq (5) blessées par balles et 150 maisons vandalisées. De plus, 11 femmes ont été violées, selon l’organisme qui dresse une longue liste des noms des morts et de disparus-es.

Liste des noms RNDDH

“J’ai entendu des hommes frapper à ma porte, s’identifiant comme étant des policiers. J’étais réticente. Ils ont défoncé la porte. Ils étaient armés et portaient des cagoules comme des policiers effectivement. J’ignore combien ils étaient exactement, puisqu’il faisait nuit, mais je dirais une dizaine. Ils ont saccagé la chambre, en m’interrogeant et m’accusant d’avoir des liaisons avec certains bandits de la zone”, raconte Murielle, 33 ans, le visage contracté. 

A chaque victime son récit du massacre de La Saline. Murielle* évite autant que possible d’évoquer le sien. La commerçante a fui la zone où elle a vu le jour et a toujours vécu, pour aller se réfugier à Santo 6 (Au Nord de La Saline). Elle jure de ne plus y mettre les pieds. Pour Murielle, cette zone évoque des souvenirs effroyables, comme l’assassinat de son grand frère Joel en 2001 par les sbires de l’ex-président Jean Bertrand Aristide, la disparition de sa mère deux années plus tard et désormais ces deux journées sanglantes.  

“J’ai tout fait pour attirer l’attention des voisins. Pendant qu’ils saccageaient ma maison, l’un d’entre eux m’a dit qu’il me trouvait bien potelée. Il m’a frappée, et a commencé à me violer. Puis un deuxième. Un troisième. Et enfin un quatrième qui, me semble-t-il, a eu pitié de moi et m’a demandé de me rhabiller, explique la mère célibataire de trois enfants, l’air renfrognée. “La nuit était longue. J’ai pensé à me suicider. Aujourd’hui, je ne suis pas morte physiquement, mais mentalement je suis un mort-vivant”, poursuit-elle, en versant des larmes. Ce chapitre de sa vie, la victime dit s’efforcer en vain de l’enfouir dans coin de sa mémoire et s’être abstenue de le raconter même à ses proches. Dans une maison – aujourd’hui abandonnée – que lui ont léguée ses parents, Murielle une dizaine d’autres femmes, a vécu le cauchemar d’un viol collectif, pendant le déroulement du massacre de La Saline.  

Un massacre d’Etat

La Saline, comme tout autre quartier défavorisé, est souvent le théâtre d’affrontements entre groupes armés qui se disputent une certaine hégémonie de la violence mais aussi et surtout les avantages y afférents. Les conflits là-bas depuis plus d’une dizaine d’années, sont particulièrement alimentés par les gangs qui veulent contrôler le marché de la Croix-des-Bossales. Cependant, les violences du mois de novembre 2018 avaient d’autres motivations. La position géographique de La Saline fait d’elle un point incontournable lors des rassemblements des mouvements populaires. A tendance Lavalas (parti de gauche dirigé par l’ancien président Aristide 2001-2004), c’est une zone de résistance qui peut soit faire échec aux manifestations, soit les soutenir. 

“Le 17 avril et le 13 octobre 2018, la première dame Martine Moise était venue négocier avec Hervé Barthelemy alias Bout Janjan, l’un des leaders de la zone pour nous soudoyer et casser la manifestation du 18 novembre 2018. Les négociations ayant échoué, le pouvoir a choisi la force”, révèle Ernst Léger. Comme pour répondre au pouvoir en place, à l’entrée de Pont-rouge, jouxtant La Saline, le cortège du président Jovenel Moïse avait essuyé des jets de pierre, alors que le chef de l’Etat venait de commémorer la mort du père de la nation, Jean Jacques Dessalines, le 17 octobre 2018. Quelques jours plus tard, des bandits de Fòtouron, un autre quartier du bidonville, avaient reçu des menaces par messages Whatsapp pour cette hardiesse, rapportent des habitants de la zone, interrogés par le RNDDH. 

La présence de représentants des pouvoirs exécutif et judiciaire le jour de l’évènement conforte une explication politique sur l’origine des crimes. Les témoignages de plusieurs victimes s’accordent sur le fait que le délégué départemental de l’Ouest, Pierre Richard Duplan, et au moins trois policiers ont été identifiés dans les périmètres où le massacre a été perpétrée. 

“Vous avez tué trop de personnes. Ce n’était pas ça votre mission”, aurait déclaré Pierre Richard Duplan, délégué de l’Ouest, représentant direct du gouvernement. Cette déclaration rapportée par des témoins concorde avec celle qui assimile ce massacre à un ordre de répression, donnée par l’équipe au pouvoir.   

Cinq gangs dont deux dirigés par des anciens policiers – Jimmy Chérizier alias Barbecue et Grégory Antoine – convertis en bandits, ont orchestré cette hécatombe. Le gang Nanchabon, sous la direction de Ti Junior, chassé de la zone en 2013, s’est associé à d’autres hommes pour punir les riverains du “Carrefour de l’abattoir” et de “Bois d’Homme”. 

Les liens entre tous ces événements, mais aussi la nonchalance des policiers du sous-commissariat de la zone au moment où les habitants appelaient à l’aide, poussent plus d’un à la conclusion d’un massacre d’Etat. 

Photo / Commissariat La Saline Photo Commissariat La Saline 

“Le jour du massacre, nous avons l’impression que les autorités policières qui environnent la zone de La Saline avaient reçu un ordre de non-intervention”, regrette Marie Rosy Auguste Ducena, responsable de programmes du Réseau National de Défense de Droits Humains. 

 La justice piétine, les présumés auteurs encore impunis  

Les discours officiels qui ont suivi le massacre le passent sous silence. Dans sa première communication 10 jours après les événements, soit le 23 novembre, le président Jovenel Moïse a reconnu la disparition d’un policier et demande que justice soit rendue aux proches de la victime. Entre-temps, l’opposition, la société civile font de ce silence tendancieux une nouvelle justification pour continuer à exiger la démission de Jovenel Moise, épinglé pour corruption dans le dossier Petrocaribe, selon deux rapports d’audit de la cour supérieure des comptes et du contentieux administratif. La communauté internationale, vouant un support indéfectible au président Moise, s’est approprié le dossier et réclame justice en faveur des victimes. Le chef de l’Etat n’a évoqué ces évènements que près d’un an plus tard, dans une entrevue exclusive accordée à Radio France Internationale, diffusée le 23 octobre 2019, au cours de laquelle une question sur les raisons de son silence lui a été posée.

Deux plaintes déposées, un rapport de la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ) et un ordre d’interdiction de départ émis contre les auteurs présumés du forfait en juillet 2019. Il a fallu dix mois au président Moïse, sous fond de grandes contestations populaires exigeant sa démission, pour finalement se débarrasser de son délégué et du directeur général du Ministère de l’intérieur, tous deux indexés comme étant les planificateurs de la tuerie. Les concernés ont exercé une action récusation contre le juge instructeur en charge du dossier, Chavannes Etienne. L’affaire est depuis, dans les tiroirs de la justice, en attendant l’arrêt de la cour de cassation, confirme l’un des avocats des victimes, Sonel Jean François. 

Le drame au quotidien, un an après 

Le spectre du drame de novembre 2018 hante encore le quotidien des habitants. Depuis un an, les écoles ferment leurs portes malgré la rentrée officielle annoncée par les autorités en septembre 2019. L’espace est sous le contrôle du gang de Nanchabon, mené par Serge Alexis alias Ti Junior. Principaux auteurs des tueries du mois de novembre, lui et ses hommes mènent constamment des raids contre le gang Projet La Saline qui jusque-là avait le monopole du territoire. Au mois de juillet 2019, soit les 5, 9 et 13, au moins vingt (20) autres personnes ont été tuées à La Saline, deux portées disparues et six autres blessées par balles, selon un rapport du réseau national de défense de droit humains, RNDDH dans un document complet sur les violences dans cette zone. 

Photo La Saline Déserté Photo La Saline désertée 

Par crainte de nouvelles représailles, certaines victimes ont pris leurs jambes à leurs cous, tournant définitivement le dos à La Saline, d’autres avec moins d’option, se sont réfugiées sur la Place d’Italie, au Wharf Jérémie (Cité Soleil, au Nord de Port-au-Prince), et dans une zone limitrophe de La Saline dénommée ruelle Dessalines, sous la protection du groupe armé partisan. 

Ici, les armes sont portées comme le téléphone portable. Des jeunes de moins de 20 ans, désinvoltes et placés en faction, affichent allègrement leurs fusils de grands calibres. En position de guerre, ils tiennent tête aux attaques de l’ennemi qui les traque systématique dans leur retranchement. “Il ne se passe pas un jour sans qu’ils ne nous attaquent. “Nous sommes bien équipés aussi. De toute façon, ils ne peuvent pas nous tuer tous”, lancent l’un d’entre eux, visage décharné, en jetant son mégot de Marijuana. C’est notre deuxième visite dans la zone en deux jours consécutifs. Après un interrogatoire sur les motifs de notre travail, il nous autorise à prendre des images, questionner certaines victimes, en prenant soin de ne pas prendre les “soldats” en image. 

Plus d’une centaine de familles vivotent de tension à la ruelle Dessalines, mais aussi dans des conditions infrahumaines, à environ cent mètres de la Saline. Près d’une excavation où se mêlent flaques d’eau et déchets, femmes et enfants couchent à même le sol, en gardant le soir un œil ouvert. Pendant le jour, certains vagabondent dans la capitale pour revenir, sur le qui-vive, à la tombée de la nuit. 

 

Photo, réfugiés (enfants jouant)

Photo, réfugiés ( Enfants jouant ) 

Rostane Cherisema, 67 ans, a déjà perdu deux de ses fils au cours de ces attaques à répétition. Il n’a même pas le temps de faire son deuil, puisqu’il doit se battre tous les jours pour rester en vie. Avec une balle dans la partie antérieure du pied gauche depuis le 17 novembre 2018, il se déplace béquille en main et doit s’abriter à chaque détonation. Le regard fuyant, l’air pensif, il parle de ses progénitures en des termes qui laissent entrevoir le désespoir. “J’ai perdu Roobens, ensuite Jeff. Ils étaient dans les rues lors des attaques, je ne les ai jamais revus”. 

A quelques 200 mètres de ces heurts, crèchent la base de l’une des unités de la Police nationale, le bureau de la direction de la circulation et celui de l’inspection générale de la police nationale d’Haïti. Le slogan “ Protéger et servir” de l’institution policière ne franchit pas la ligne rouge, où toute une population civile est prise au piège. 

Photo Inspection Générale PNH

Photo Inspection générale PNH

 

Un an après le massacre de la Saline, il n’y a toujours aucune interpellation de la justice. Les concerts d’armes continuent, le nombre de victimes augmente, à La Saline comme ailleurs, alors que les bourreaux ne s’en font pas une miette. Epinglé dans tous les rapports d’enquêtes, notamment celle de la Direction Centrale de la Police Judiciaire, Jimmy Chérizier (Alias Barbecue ), chef de gang de Delmas 6 (arrondissement de Port-au-Prince) défraie la chronique avec son implication présumée dans un autre massacre ayant fait au moins 15 morts à Bel-Air, le 6 novembre 2019. Il s’agissait encore une fois de mater la résistance de ce quartier hostile au pouvoir en place. L’ancien policier avait pour mission de débarrasser la zone de ses barricades, au terme de trois mois de paralysie totale de toutes les activités du pays. Aussi faut-il souligner que la police nationale, soit à travers une de ces unités, soit ses véhicules remarqués par des témoins, est omniprésente du côté des bourreaux. 

*Murielle est un nom d’emprunt 

Documents consultés

  • Fondation Je Klere, Rapport sur le massacre de La Saline,  novembre 2018

  • Réseau national de défense des droits humains, “ Dossier La Saline, compilation de publications”. 

  • Mission des Nations-Unies pour l’appui à la justice en Haiti, MINUJUSTH, “Rapport sur les violences des 13 et 14 novembre à La Saline”

 

Joel Fanfan
Photos et Vidéos : Raymond Samedi