Haïti-Bilan 2019 : une catastrophe politique et économique

Fort heureusement, la saison cyclonique 2019, close le 30 novembre, a été douce et clémente envers Haïti. Aucun cyclone ni ouragan majeur n’a frappé le pays. Bien que les traces du tremblement de terre du 12 janvier 2010 et celles du cyclone Matthew (2016) demeurent encore visibles. Mais, fort malheureusement, la catastrophe politique ne l’a pas épargné. Il s’en est suivi une catastrophe économique qui continue de mordre chaque citoyen haïtien jusque dans l’os.

Un éloquent indicateur traduit à lui tout seul cette catastrophe économique : le taux de croissance négatif de -1,2 % selon les prévisions du Fonds monétaire international (FMI) ou compris entre – 0,6 et 0,0 % selon les projections de la Banque de la République d’Haïti (BRH). L’Institut haïtien de statistique et d’informatique (IHSI), qui devrait publier les estimations officielles à la fin du mois de décembre 2019, est dysfonctionnel depuis le déclenchement de la grève des employés contre la nomination du nouveau directeur général. Il faudra attendre beaucoup plus que d’ordinaire pour avoir ces statistiques.

Il faut remonter à 2010, l’année du séisme meurtrier du 12 janvier, pour retrouver un taux de croissance économique négatif de -5,5 %. Ce n’est donc pas exagéré de parler de catastrophe politique en Haïti en 2019 et de ses affreuses conséquences sur l’économie haïtienne.

La population haïtienne ne comprend pas encore l’ampleur des conséquences économiques de la crise politique actuelle. En fait, le blocage systématique (peyi lòk) a débuté à la fin du mois de septembre qui coïncide avec la fin de l’exercice fiscal. Donc, le très probable taux de croissance négatif de l’année fiscale écoulée n’est que la pointe de l’iceberg. Il faudra attendre les résultats de l’année fiscale 2019-2020 pour ressentir les vraies conséquences économiques de la catastrophe politique de l’exercice 2018-2019 qui risque de continuer l’année prochaine.

Les deux premiers mois de l’année fiscale en cours (2019-2020) sont des pertes sèches. Très peu de recettes pour le Trésor public, très peu d’activités économiques pour le secteur privé, très peu d’opportunités pour les travailleurs. Les entreprises ont licencié dans des proportions inquiétantes, ce qui augmente le taux de chômage. Les groupes musicaux peinent à annoncer leur programmation pour les fêtes de fin d’année. L’insécurité grandissante gardera la diaspora loin de sa terre natale pour le jour de l’An.

Toutes ces contre-performances se feront remarquer dans le taux de croissance économique 2019-2020 qui risque de se rapprocher de celui de l’année fiscale du séisme. Comme pour dire que les catastrophes naturelles et politiques ont à peu près les mêmes conséquences économiques. Celles-ci risquent d’être encore plus graves pour une catastrophe politique. La raison est simple : le séisme avait provoqué une grande sympathie de la part du reste du monde. On voulait aider Haïti à s’en sortir.

En 2019, c’est tout le contraire. La communauté internationale commence à s’ennuyer de l’inconsistance, de l’insouciance, de l’inconscience, de l’incompétence et des mauvais choix des dirigeants haïtiens. Au bout du compte, les conséquences économiques des catastrophes naturelles et politiques sont similaires, mais les réactions des principaux acteurs sont différentes. Ces derniers, y compris les bailleurs de fonds internationaux, voient plutôt la crise actuelle comme une catastrophe provoquée par les Haïtiens eux-mêmes.

Au cours de la dernière décennie fiscale (2009-2010 à 2019-2020), le pays a vacillé entre catastrophes naturelles et catastrophes politiques tout en surfant durant l’intervalle sur d’autres crises politiques, ouragans et tempêtes d’intensité plus faible. La décennie a commencé par une catastrophe naturelle majeure pour la terminer par une catastrophe politique. Un tel scénario laisse très peu de chance à la planification du développement national qui requiert une stabilité politique éprouvée et un taux de croissance économique supérieur à 10 % pendant une période d’au moins 20 ans.

Une régression dans les classements internationaux

Il est difficile de trouver des réalisations économiques importantes en Haïti en 2019. Le taux de croissance du produit intérieur brut (PIB) en témoigne clairement. Si un taux de croissance du PIB réel positif mesure le niveau de richesse globale créé à l’intérieur d’un pays au cours d’une période déterminée (2018-2019 par exemple), un taux de croissance économique négatif signifie que l’on a plutôt détruit la richesse. La destruction de la richesse est traduite par le nombre d’entreprises incendiées, anéanties ou fermées, la proportion d’employés licenciés, sans compter le nombre de morts violentes. C’est exactement le même type de décompte que l’on effectue après les désastres naturels.

Pour ne rien arranger, le taux d’inflation a clôturé l’année fiscale écoulée autour de 20 %. En général, les économistes redoutent des situations de stagflation, c’est-à-dire quand une économie souffre simultanément d’une croissance économique faible ou nulle et d’une forte inflation. C’était déjà le cas l’année dernière. Plus inquiétante encore, cette situation s’accompagne d’un niveau de chômage très élevé. En 2019, on s’enfonce encore un peu plus dans l’abîme avec un taux de croissance économique négatif et une forte inflation.

En plus du « peyi lòk », la crise politique se manifeste par l’absence, depuis mars 2019, d’un gouvernement ratifié par le Parlement. Cela a empêché la conclusion d’un accord avec le Fonds monétaire international (FMI) pour un programme au titre de la Facilité élargie de crédit (FEC). L’absence de cet accord avait entraîné la suspension des supports budgétaires extérieurs. Or, la chambre basse sera caduque à partir du lundi 13 janvier 2020. Le mandat des maires et de certains sénateurs arrivera également à terme. Aucune date n’est encore fixée pour des élections municipales et législatives. Il n’y a toujours pas de nouveau budget national.

Ce n’est donc sans surprise qu’en 2019, Haïti continue de traîner dans les différents rapports et classements internationaux. Dans le « Doing Business 2020 » concernant le climat des affaires, avec un score de 40,7 sur 100, elle occupait le 179e rang mondial sur 190 pays alors qu’elle était classée à la dernière place au niveau de la Caraïbe. Haïti partageait la queue du classement avec le Venezuela, les deux pays du continent américain à se retrouver parmi les 15 pays offrant le pire environnement des affaires.    

 Concernant la lutte contre la corruption, l’administration Jovenel Moïse a régressé dans le classement mondial paru au début de l’année 2019. L’Indice de perception de la corruption (IPC) 2018 publié par Transparency International s’élève à 20/100 contre 22/100 en 2017. Haïti se retrouvait à la 161e place sur 180 pays avec toute la mauvaise presse que cela charrie au niveau international.

Le major David Basile, ex-directeur de l’Unité de lutte contre la corruption (ULCC), a avoué que des dizaines de rapports d’enquêtes sur des cas avérés de corruption envoyés par l’ULCC aux autorités judiciaires n’ont fait l’objet d’aucune poursuite. Aucun jugement ni condamnation n’a été prononcé.   

Parmi les 141 pays, Haïti se trouvait en 2019 à la 138e place aux côtés de la République démocratique du Congo, du Yémen et du Tchad. Selon les rapports, les troubles politiques, les mauvaises conditions de santé, l’instabilité macroéconomique, le problème financier et puis l’incapacité d’innovation sont parmi les facteurs qui expliquent ce mauvais classement.

L’année 2018 était déjà marquée par une crise politique aiguë. Les émeutes des 6 et 7 juillet en représentaient des signaux très clairs. De même que les deux grandes manifestations des 17 octobre et 18 novembre 2018 en constituaient deux autres symboles importants. Cette crise s’est sévèrement aggravée en 2019. Les répercussions se font  gravement sentir sur les finances publiques. Les recettes fiscales cumulées du 1er octobre 2018 au 30 septembre 2019, selon la BRH, ont atteint 76,2 milliards de gourdes contre 79,6 milliards en 2017-2018, soit une baisse de 4,3 % par rapport à l’exercice précédent. Dans le budget 2017-2018 reconduit, les prévisions de recettes s’élevaient à 99,2 milliards de gourdes.

Parallèlement, les dépenses totales ont atteint un montant de 131,3 milliards de gourdes, soit un déficit budgétaire de 55,1 milliards de gourdes qui a conduit à un financement monétaire important. Le bilan économique de l’année fiscale 2018-2019 montre que le pays s’enlise de plus en plus dans une instabilité macroéconomique avec un taux d’inflation d’environ 20 % et un taux de change d’environ 93 gourdes pour un dollar. Il était de 69,46 gourdes pour un dollar américain en septembre 2018 et 62,85 gourdes en octobre 2017.

Le sous-développement humain

L’ensemble de ces indicateurs a conduit Haïti à un classement peu enviable en termes de développement humain en 2019 : 169e sur 189 pays. Haïti a reculé d’une place dans le classement de 2019 avec un indice de développement humain (IDH) de 0,503 alors que l’IDH moyen s’élève à 0,759 au niveau de la Région Amérique latine et Caraïbes. De son  côté, la République dominicaine a gagné 5 places par rapport à son classement de l’an dernier (89e)  avec un IDH de 0,745, la Jamaïque a progressé d’une place pour se retrouver au 96e rang avec un IDH de 0,726 tandis que Cuba est classé 72e avec un IDH de 0,778.

Plus alarmant encore, l’année fiscale 2019-2020 ne s’annonce pas mieux. Si la crise politique préoccupe davantage les citoyens haïtiens et les étrangers, la crise économique demeure beaucoup plus dramatique. Elle prendra des années à être jugulée si les mesures appropriées sont prises immédiatement. Ces mesures devraient viser le renforcement de la stabilité politique à travers un processus de création et de renforcement institutionnels.

Les résultats économiques catastrophiques obtenus aujourd’hui sont la résultante de l’instabilité politique persistante et néfaste pour la croissance et le développement économiques. Cette instabilité politique résulte en grande partie de la faiblesse des institutions haïtiennes.

Au bout du compte, les deux crises (politique et économique) s’autoentretiennent et s’aggravent mutuellement au jour le jour. L’instabilité politique chronique plombe la croissance économique et l’absence de création de richesses, liée à cette instabilité politique, limite les possibilités de création d’emplois.

Le taux de chômage des jeunes s’avère très élevé, renforçant ainsi leur précarité financière et sociale. Celle-ci constitue un terreau fertile à la manipulation politique et à l’instabilité politique qui tue la croissance économique. Cette faible croissance économique (ou encore le taux de croissance économique négatif en 2019) représente une menace permanente pour la stabilité politique en Haïti.

Les perspectives pour l’année 2020 ne sont guère reluisantes. Les projections à moyen terme du FMI ne prévoient pas de grandes réformes, mais espèrent une très faible reprise de la croissance autour de 0,9 % à l’horizon 2021. Dans le contexte actuel, prévient le FMI, il serait difficile d’envisager un taux d’inflation très en-deçà de 20 % par an pour les deux prochaines années. De même, la croissance potentielle est estimée à 1,5 % par an à plus long terme par le gendarme des finances publiques mondiales.

La décennie 2020-2030 s’annonce donc très mal. Comme c’était le cas pour 2010-2020 avec le tremblement de terre. Et pourtant, le régime « Tèt kale » propageait sans modération le slogan : « Haïti, pays émergent à l’horizon 2030 ». Avec la tendance actuelle, ce ne sera pas le cas même en 2130.

Thomas Lalime

thomaslalime@yahoo.fr