Un dollar américain à moins de 100 gourdes : la bonne nouvelle économique de 2019

Pour la 25e année consécutive, Kesner «Roro» Pharel a reçu un gouverneur de la Banque de la République d’Haïti (BRH) dans le cadre de son Grand rendez-vous économique, le 2 janvier 2020. Le 2 janvier 1995, il avait reçu pour la première fois à cet espace le gouverneur de la BRH d’alors, Leslie Délatour, de regrettée mémoire. L’émission porte depuis plusieurs années le nom de cet ex-gouverneur et ancien ministre de l’Économie et des Finances comme un forum de débat sur l’économie nationale, en particulier sur le système monétaire et financier.

Pour ce 25e numéro, comme pour la précédente, la stabilité du taux de change a encore occupé une place primordiale. «On prévoyait un dollar à 100 gourdes pour 2019, ce n’est finalement pas arrivé. Qu’est-ce qui s’est passé ? », demande Kesner Pharel au gouverneur de la BRH, Jean Baden Dubois, qui fêtera ses 25 ans à la BRH en juin prochain. « Les mesures de la banque centrale ont fonctionné », a-t-il répondu, après avoir expliqué l’ensemble des déséquilibres de l’économie qui ont conduit à une dépréciation de 130 % de la gourde au cours de la dernière décennie et de 33,3 % au cours de l’année fiscale 2018-2019.

On ne peut cependant négliger l’impact du ralentissement voire l’arrêt des activités économiques lors de la période du « peyi lòk » sur la stabilisation du taux de change autour de 93 gourdes pour un dollar américain. C’est l’une des rares bonnes nouvelles de l’année 2019. Durant cette période, la demande de dollars américains pour motifs de transactions avait sans doute fortement diminué. Cette baisse de la demande de la gourde a certainement ralenti sa chute. En dehors de cette période de fortes turbulences politiques, le taux de change aurait pu probablement toucher ou dépasser la barre des 100 gourdes pour un dollar en 2019.

Le gouverneur Dubois en a profité pour rappeler que le taux de change est un résultat qui traduit l’ensemble des déséquilibres de l’économie nationale et de la structure macroéconomique du pays. Il admet que l’année fiscale écoulée a été très difficile, particulièrement sur le plan fiscal où le Trésor public n’a collecté que 76 milliards de gourdes de recettes alors que les prévisions étaient de 99 milliards. L’État a perçu trois milliards de moins que l’année 2017-2018. Cette baisse des recettes a conduit à un énorme niveau de déficit à combler via le financement monétaire probablement. Le ministre de l’Économie et des Finances Joseph Jouthe, a confirmé la veille au même espace l’existence des arriérés de paiement du Trésor public de l’ordre de 23 milliards de gourdes.

Pourtant l’année 2019 avait démarré sur des notes très optimistes, rappelle Jean Baden Dubois, qui en veut pour preuve la formation d’un nouveau gouvernement, la signature d’un pacte de gouvernabilité entre le gouvernement et la BRH ainsi que des promesses de décaissements conditionnels du Fonds monétaire international (FMI). Justement, le FMI avait promis à Haïti 100 % de son quota de prêt, ce qui est généralement très rare dans son fonctionnement. C’était un signal très encourageant. Mais cette promesse était conditionnée par des réformes structurelles à opérer par le gouvernement haïtien dirigé à l’époque par le notaire Jean-Henry Céant.

Jean Baden Dubois avoue avoir été très optimiste le 2 janvier 2019 lorsqu’il avait sollicité du FMI un programme qui aurait pu permettre au pays de passer de sa situation de grande fragilité à un programme de transformations socioéconomiques visant à réduire la pauvreté de manière significative. Un an plus tard, il y a, semble-t-il, moins de raisons pour le gouverneur d’être aussi optimiste. « Tout de suite après les négociations avec le FMI au mois de mars,  les acteurs haïtiens ont rendu le pays encore plus fragile », regrette-t-il. « Pire que les catastrophes naturelles qui sont généralement circonscrites à une zone ou à une région géographique, les catastrophes politiques ont davantage de conséquences économiques  négatives», a-t-il poursuivi.

Quelle serait l’image de l’économie haïtienne si le pays était plus stable ?

Le 2 janvier 2019, le gouverneur Dubois sollicitait des acteurs politiques un environnement stable pour pouvoir stabiliser le taux de change à un niveau raisonnable. Il a eu tout le contraire de ses espérances dans les faits. Kesner Pharel lui a alors demandé de faire un exercice simple : « Si les dirigeants politiques respectaient les engagements pris en mars 2019 envers le FMI, quelle aurait été l’image de l’économie nationale aujourd’hui ?» Le gouverneur cite les retombées immédiates qu’aurait eu une accalmie politique : « Le FMI aurait accordé à Haïti un prêt de 229 millions de dollars américains sur trois ans ; l’Union européenne promettait une aide d’environ 60 millions et la Banque interaméricaine de développement (Bid) aurait fourni un prêt de plus de 200 millions, incluant un montant d’appui budgétaire. » Sans compter les supports bilatéraux qu’auraient fourni d’autres pays.

Le montant total des prêts peut paraître faible par rapport aux besoins du pays, mais le soutien du FMI aurait été perçu par les autres bailleurs de fonds et les investisseurs étrangers comme un baromètre indiquant le niveau de crédibilité et la capacité d’emprunt et d’exécution du pays. Ce serait également un signal de stabilité et de non-fragilité politique qui inspirerait plus de confiance aux autorités actuelles et inciterait les acteurs internationaux à mieux supporter la relance économique d’Haïti. De plus, ce scénario ferait repasser les réserves nettes de change à un milliard de dollars américains, ce qui constituerait un autre indicateur de crédibilité dissuasive aux yeux des opérateurs du marché bancaire et financier local, en particulier envers ceux qui songeraient à se lancer dans des attaques spéculatives.

Loin de ce scénario idéal, le pays allait s’enfoncer encore plus dans la fragilité avec l’aggravation de la crise politique. Les engagements pris par le gouvernement haïtien envers le FMI n’ont pas pu être respectés. Le gouverneur Dubois admet que la situation a été très compliquée pour la BRH qui évoluait dans un environnement adverse. Tout ce que la banque des banques a pu faire, c’est d’essayer de retrouver et de maintenir un certain équilibre de court terme (sous-optimal) et temporaire dans cette situation de grande fragilité, tout en espérant que les déséquilibres seront résorbés à long terme.

En attendant que les paramètres structurels s’améliorent, la BRH, indique le gouverneur, est obligée de prendre des mesures, dont la conduite d’une politique monétaire restrictive, afin d’assécher la majorité de gourdes en circulation dans l’économie en vue de maintenir le taux de change en dessous du seuil des 100 gourdes pour un dollar. Évidemment, cela a pénalisé l’économie nationale en termes de croissance économique. Il s’agit d’un arbitrage difficile que la BRH est appelée à réaliser, selon les précisions du gouverneur, à savoir qu’elle choisit d’accorder la priorité à l’intérêt collectif en sachant qu’il y a 6,5 millions d’Haïtiens pauvres que le taux de change affecte directement. « La BRH ne veut pas pénaliser les plus pauvres mais veut également aller plus loin en envisageant des politiques visant à réduire les déséquilibres le plus possible sans aggraver la pauvreté des masses », confie M. Dubois.

Le déficit budgétaire que le gouvernement n’arrive pas à combler et le déséquilibre de la balance commerciale demeurent deux des grands déséquilibres qui contribuent à la chute du taux de change. Jean Baden Dubois les considère comme des facteurs externes à la BRH. S’il affirme que les mesures de stabilisation du taux de change prises par la BRH ont fonctionné, il accepte que les grands déséquilibres de l’économie ne sont pas améliorés. Comme pour admettre que l’accalmie observée sur le marché de change est temporaire et fragile et que les coûts de ces mesures pour l’économie nationale sont énormes. Par exemple, le taux d’intérêt et les coefficients de réserves obligatoires très élevés qu’elles engendrent ne favorisent pas la croissance économique tant souhaitée.

Pour compenser ces impacts négatifs de la politique monétaire restrictive de la BRH, le gouverneur souligne à nouveau l’importance de l’agenda pro-croissance. Il vante des « résultats extrêmement positifs obtenus par la mise en œuvre de l’agenda pro-croissance ». « La BRH n’est pas restée les bras croisés et sait que le pays doit aller vers une économie de production », rassure-t-il en faisant l’éloge de l’agenda monétaire pro-croissance ou encore l’agenda pour la croissance et l’emploi. Parmi ces résultats, il mentionne la réduction des importations en 2019. Celles-ci s’élèvent à 5,1 milliards de dollars américains  contre 5,6 milliards l’année dernière. Là encore, le phénomène « peyi lòk » a probablement joué un rôle important dans cette baisse.

L’indicateur le plus encourageant avancé par le gouverneur demeure les exportations qui ont augmenté de 15 % pour l’année 2018-2019. Même si cette hausse est due à la sous-traitance, elle a permis de créer des emplois dans ce secteur qui s’avère très important pour la BRH. La sous-traitance a accueilli cinq nouveaux parcs d’assemblage « qui ont été créés avec les incitatifs mis en œuvre par la BRH », précise le gouverneur, mentionnant également d’autres investissements dans l’immobilier.

« L’ensemble des investissements réalisés en Haïti en 2019 est lié à l’agenda pro-croissance », estime Jean Baden Dubois, qui confirme que s’il n’y avait pas l’agenda pro-croissance, il n’y aurait pas d’investissement en Haïti en 2019. Il annonce que de « gros investissements seront réalisés dans l’agriculture afin d’alimenter à la fois le marché local et international à travers les programmes de la banque centrale ».

Thomas Lalime

thomaslalime@yahoo.fr source nouvelliste