L’oubli du professeur Ricardo Augustin

Dimanche 14 juin 2020 ((rezonodwes.com))– Depuis plusieurs semaines, le débat récurrent sur le maintien ou non du président haïtien de la République au pouvoir au-delà du 7 février 2021 s’agite et occupe une place importante dans l’actualité politique en Haïti. Si certaines positons se divergent, elles sont toutes pertinentes en ce qu’elles apportent une avancée considérable à l’évolution de la démocratie et permettent également de déceler les lacunes rédactionnelles de la Constitution de 1987 amendée. Ce qui risque d’entraîner des tumultes bouleversants à la stabilité politique en Haïti au début de l’année 2021.

À l’instar d’autres juristes , des politiques et directeurs d’opinions, c’est d’ailleurs par cette appréhension dont semble être interpellé le juriste et professeur à l’Université Ricardo AUGUSTIN.

En effet, professeur AUGUSTIN, dans une belle plume incontestable, a conclu que la fin du mandat du président MOÏSE prendra fin le 7 février 2022. À l’appui de sa réflexion, il a évoqué l’annulation de la présidentielle de 2015 et l’organisation d’une autre élection présidentielle par l’ancien président provisoire Jocelerme PRIVERT en 2016. Alors, il apparaît évident que le professeur souhaite faire valoir une scission dans le processus électoral; d’autant qu’il s’oppose à la thèse de Madame le professeur Mirlande MANIGAT sur l’idée que « l’annulation d’un acte juridique n’emporte aucun effet sur la nature de celui-ci ». Reconnaissant la pertinence de l’article de Madame MANIGAT, nous nous alignons sur la même position que professeur AUGUSTIN en ne partageant pas l’idée que l’annulation de la présidentielle n’influe pas sur le processus électoral.

En réalité, la réflexion du Centre d’Analyse et de recherche en droits de l’homme ( CARDH) dans laquelle nous étions contributeur en date du 25 mai 2020 a bien CHIADÉ ce problème à travers des analyses objectives. Pour rappel, CARDH a conclu à la date du 7 février 2021 comme la fin du mandat du chef de l’État.

Par ailleurs, à l’instar de CARD, Madame MANIGAT a relevé subtilement dans sa réflexion l’emploi gênant de l’expression « être censé » insérée à l’article 134-2 de la Constitution qui précise : «  L’élection présidentielle a lieu le dernier dimanche d’octobre de la cinquième année du mandat présidentiel.

Le Président élu entre en fonction le 7 février suivant la date de son élection. Au cas où le scrutin ne peut avoir lieu avant le 7 février, le Président élu entre en fonction immédiatement après la validation du scrutin et son mandat « est censé » avoir commencé le 7 février de « l’année de l’élection ».

Il est regrettable que la constitutionnaliste n’ait pas approfondi son analyse sur l’expression «  être censé », puisque celle-ci est mal employée au risque de rendre l’article 134-2 ambigu. Car le verbe « censer », synonyme de « pouvoir être tenu pour vrai, ou supposé » rendrait discutable la date du 7 février 2021 comme point de départ du mandat du président MOÏSE. Comme nous avons mentionné, les parlementaires qui ont amendé la Constitution aurait dû préférer l’expression « être réputé » à celle « être censé ».

Monsieur AUGUSTIN semblerait en être conscient puisqu’il a lui-même utilisé « est réputé » dans son article. Si son article pourra être utile pour un débat très large sur la nécessité d’accoucher d’une autre Constitution en Haïti, il est dommageable que l’éminent professeur AUGUSTIN ne s’est pas efforcé pour rester objectif dans sa réflexion. Mais, cette émotion est compréhensible humainement du fait que l’auteur ait été l’un des conseillers accusés, peut-être à tort, de partialité à la présidentielle annulée de 2015. En tout état de cause, selon Ricardo AUGUSTIN, le chef de l’État a été élu dans le cadre d’un nouveau processus électoral et le point de départ de son mandat court à partir de son élection. Notre éminent professeur semblerait se fonder sur une appréciation générale de l’article 134-2 susmentionné pour hâter sa conclusion. Car l’expression « de l’année de l’élection » insérée dans ledit article démontre que le mandat présidentiel est détachable du processus électoral ( I) et que le mandat du président de la République ne commence pas à courir à partir de son élection mais de « de l’année de l’élection » ( II) . Pour faire cette remarque, il n’est pas nécessaire d’être constitutionnaliste. Avec un peu de bon sens, une lecture littérale de l’article querellé suffit.

I- L’autonomie du mandat présidentiel par rapport au processus électoral

En fait, le mot « processus » s’entend comme un ensemble d’opérations réalisées sur une période déterminée. En l’espèce, au regard de la Constitution amendée, le processus électoral consiste à l’ensemble d’opérations que le Conseil électoral provisoire ( CEP) est tenu de réaliser dans une période fixée par un arrêté présidentiel. Par exemple, c’est à partir d’un arrêté présidentiel que les dates des deux tours des législatives ou de la présidentielle sont fixées.

Dans ce contexte, à l’opposition de Mirlande MANIGAT, l’annulation de la présidentielle de 2015 emporte une interruption du processus électoral. En revanche, contrairement à Ricardo AUGUSTIN, cette interruption n’entraîne pas pour autant l’annulation du processus électoral. Car il est reconnu qu’en droit administratif le retrait d’un acte administratif affecte le passé dudit acte, c’est-à-dire l’acte est « réputé » et non « censé » n’avoir jamais existé. Or, l’annulation d’un acte administratif engendre des effets pour l’avenir. Partant, l’annulation de la présidentielle par la commission PRIVERT ne rétroagit pas dans le passé, autrement dit celle-ci n’a pas annulé le processus électoral, mais de préférence a annulé tous les effets attachés à ce processus pour l’avenir. C’est précisément sur la base de cette transformation juridique, comme a rappelé CARDH, un nouvel arrêté présidentiel a fixé la continuité de l’élection présidentiel et le CEP était logiquement tenu de demander aux compétiteurs de confirmer leur candidature.

Sincèrement, cette parenthèse relative à la continuité du processus électoral importe peu dans ce débat. Pourquoi ? L’élément justificatif se trouve dans une seule expression. Il est vrai que de nombreux juristes expérimentés et bien formés évoquent des arguments solides basés sur diverses phrases que comporte l’article 134-2.

D’emblée, il faut rappeler que l’article 134-2 est très mal rédigé. De fait, il est incompréhensible que la phrase « Le Président élu entre en fonction le 7 février suivant la date de son élection » se trouve dans l’alinéa 2 dudit article puisque celle-ci s’attache au principe posé par l’article dans son alinéa 1er. C’est dire que le rédacteur devait écrire dans l’alinéa 1er « L’élection présidentielle a lieu le dernier dimanche d’octobre de la cinquième année du mandat présidentiel. Le Président élu entre en fonction le 7 février suivant la date de son élection,

et dans l’alinéa 2 « Au cas où le scrutin ne peut avoir lieu avant le 7 février, le Président élu entre en fonction immédiatement après la validation du scrutin et son mandat « est censé » avoir commencé le 7 février de « lannée de l’élection». C’est l’expression même « de l’année de l’élection » qui confère une autonomie au mandat présidentiel en le détachant du processus électoral, interrompu ou pas.

II- L’expression «  de l’année de l’élection » : caractère absolu du point de départ du mandat présidentiel

Cette remarque n’est pas négligeable puisque l’expression «  de son élection » se différencie de l’expression « de l’élection ». Car « de son élection » s’entend comme la date de la proclamation de la victoire du chef de l’État après la validation du scrutin dans la date constitutionnelle de principe . Toutefois, comme a souligné Me Sonet SAINT-LOUUS dans son article pertinent, l’élection de 2016 est tributaire des bouleversements politiques survenus en 2015, ce qui sous-entend que le deuxième alinéa de l’article 134-2 constitue le tempérament dans l’hypothèse de tout inconvénient. À la différence de l’expression «  de son élection », l’expression «  de l’année de l’élection ou de l’élection » consiste en l’année de l’organisation de l’élection indépendamment de la date de la validation du gagnant. En l’espèce, le chef de l’État entre dans le schéma de l’alinéa 2 de l’article 134-2 en posant le tempérament des circonstances exceptionnelles qui ont empêché l’organisation de la présidentielle dans le temps constitutionnel prévu à l’alinéa 1er dudit article, puisque le chef de l’État est élu suite à l’élection de 2016. De ce fait, ce n’est pas la date de la validation du scrutin qui fait courir le point de départ du mandat présidentiel, mais la date de « l’année de l’élection » étant 2016. L’article est clair en ne précisant pas « de son élection » mais de préférence « de l’année de l’élection ».

Dans une rédaction comme « Au cas où le scrutin ne peut avoir lieu avant le 7 février, le Président élu entre en fonction immédiatement après la validation du scrutin et son mandat « est censé » avoir commencé le 7 février de «son élection», professeur AUGUSTIN aurait raison. Mais, malheureusement les parlementaires ont préféré «  de l’année de l’élection » à « de son élection » évoqué par le juriste.

C’est évidement cette nuance qui a certainement échappé au professeur AUGUSTIN dans son excellent article pour avoir conclu, dans une erreur de bonne foi, la date du 7 février 2022 comme la fin du mandat du président de la République. Tout en encourageant un accord politique réfléchi entre les acteurs, au regard de la disposition constitutionnelle susmentionnée ( alinéa 2 de l’article 134-2), combinée avec l’article 239 du décret électoral, le mandat du président de la République prendra fin sans équivoque le 7 février 2021.

Me Guerby BLAISE

Doctorant finissant en Droit pénal et Procédure pénale

Enseignant-chercheur attaché à l’École doctorale de Paris Nanterre